mardi 29 juillet 2025

Cénaclières

"Notre lectorat entre donc dans Cénaclières comme les promeneurs imprudents des forêts celtes la nuit. Il vient surprendre la ronde que nous édifions toutes ensemble et il ne peut plus rien faire que de danser aussi."

Ce livre  mais est-ce bien un livre ?  oui, il y a du texte et des images dedans – est garanti sans conservateurs par son éditeur, qui indique "qu’aucune intelligence artificielle n’a été maltraitée durant la réalisation de cet ouvrage", une formulation ambiguë qui semble exclure le recours à l’I.A. pour la réalisation du volume.

Chez Abrüpt éditeur en 2025 donc : l’ouvrage est écrit – mais doit-on le croire – par un mystérieux collectif féminin créé au début du XXVème siècle dans un style, pour la préface, qui rappelle par moments certains textes de la revue Internationale Situationniste, en beaucoup plus poétique et moins austère, une manière porteuse d’un humour discret.

Cette poésie politique de science-fiction semble, dans la manière de déformer le mot cénacle, s’affirmer dans une référence discrète à Monique Wittig (Les guérillères) et on n’est pas étonné de la trouver rapidement, page 21 et plus loin. Par moments, le fantôme de Valérie Solanas semble apparaître furtivement.

C’est bien d’une guerre dont il s’agit, celle qui se déroule pendant plusieurs siècles, opposant divers collectifs féminins (Nor Do, les Poétesses Tokyoïtes de New York, les Skyblogueuses Hackeuses du Septième Réseau Mondial...) à la dictature mondiale des masculinistes de l’Odonomos. 

Un collectif féministe du futur, qui survient là où on ne l’attend pas, nous propose une anthologie de textes illustrés, notamment par des doubles pages de montages graphiques et photographiques dans lesquels ont reconnaît facilement Victor Hugo, et pas du tout d'autres personnes...

Ces textes imaginaires et ces fines illustrations se caractérisent par une délicieuse et faussement désuète délicatesse, mais n’en sont pas moins modernes et combatifs. Aux cénacles littéraires du XIXème siècle, exclusivement composés d’hommes, s’oppose l’image de la ruche telle qu’on la découvre sur la couverture du livre : on pense un instant aux abeilles de Sylvia Plath, mais il s’agit plutôt d’un réseau de "jeunes chercheuses désargentées... de jeunes lectrices avides de textes écrits par d’autres femmes", de "mathématiciennes opiniâtres des siècles effacés et des mots disparus" qui placent leurs interventions sous le signe du chuchotement. 

Le livre rend compte d’une dystopie, on suppose qu’une machine à faire voyager les textes dans le temps a été inventée pour nous transmettre cet ensemble étonnant, fait de poèmes, d’autobiographie, de recensions, de comptes-rendus techniques ou historiques, de correspondances, d’un éloge funèbre poignant, etc... illustrés somptueusement en noir et blanc. 

C’est le langage poétique qui est ici prioritairement mis en œuvre dans différentes situations, dans "des formes hybrides, aléatoires et monstrueuses" nous dit-on, mais dont l’ensemble, sous la forme du réseau, ne manque pas de cohérence.

Ce livre est étonnant et, quelle que soit l’entité qui l’a rédigé (on comprend que Marie-Anaïs Guégan et Romain Lossec ne sont pas étrangers à l'affaire), l'ensemble compose une belle réussite poétique et politique, féministe et écologique, imaginative et originale.

 

Cénaclières

 




 


lundi 28 juillet 2025

Marylin

"Arbres tristes et doux – je vous souhaite – le repos mais vous devez rester sur vos gardes."

Marylin Monroe – Fragment 1955


À l'occasion de la lecture de "Musée Marylin" de Anne Savelli, je ressors de la bibliothèque "Marylin Monroe – Fragments – Poèmes, écrits intimes, lettres" paru au Seuil en 2010 dans la traduction de Typhaine Samoyault. Je devrais aussi ressortir "Blonde" de Joyce Carol Oates : son roman puissant est une autre manière subtile d’explorer le mystère Norma Jeane Baker. Serait-il judicieux de saisir aussi le volume des "Mythologies" de Roland Barthes ?


La façade pour tous qui nous est souvent présentée, souriante, la plupart du temps sublime et parfois un peu vulgaire, n’a pas réussi à masquer totalement l'être plus complexe qu’il n’y paraît, cet "être humain chaleureux, impulsif, timide et solitaire, sensible et craignant d’être repoussé, et pourtant toujours affamé de vie et de satisfaction." (Lee Strasberg). Cette quête de l’être derrière le mythe anime les livres les plus intéressants sur Marylin, dont celui de Anne Savelli.


Alors, quoi de plus trompeur que les photographies : pourtant, Anne Savelli nous propose un voyage muséal érudit dans le monde des images afin d'aller voir derrière le miroir. Elle nous propose d'entrer dans un musée en compagnie d'un guide, mais en vérité, c'est une invitation à rentrer dans une expérience d'écriture : c'est bien par l'écriture que se fait l'approche de Marylin, ce sont le style et la poésie, les choix narratifs de l'autrice qui tentent de lever le voile en commentant des photographies absentes du livre (un tour de force, écrit Sabine Huynh) pour nous offrir un texte subtil en forme d’approche littéraire et poétique de Marylin Monroe.


On entre donc dans ce musée presque comme Dante accompagné de Virgile à l’entrée de l’Enfer, ("...passé le seuil, vous ne pourrez plus faire demi-tour" nous dit le guide) mais c'est d’un trottoir sans abri du soleil qu’on est parti, pas d’une forêt obscure, et l’éblouissement suivra. 


Mary Jeane Baker, Marylin, tu es regardée sans être vue, on ne devine que la lumière que tu captes, tu deviens cette lumière et tu aveugles les photographes.


Les relations avec les photographes et le public sont ainsi décryptées, de manière plus générale celles avec les hommes, mais aussi la place du mythe dans l'économie hollywoodienne et la société américaine de l'époque. On approche aussi l'intimité de Marylin et s'esquisse ainsi - avec empathie - une psychologie de l'artiste ainsi qu'une analyse de son rapport à son propre corps ; le parcours est chronologique, commencé dans une usine en 1944 pour se terminer dans un palace.


"S’exposer, on le sait, possède deux acceptions : c’est se montrer aux autres, mais aussi se mettre en danger." Sexe posé.


Anne Savelli s’engage dans ce livre, met en jeu son écriture : on ne lit pas une biographie ou un catalogue, mais un parcours d’autrice mettant en œuvre ses talents d’écrivain pour esquisser un portrait allant au-delà des apparences, creusant les mots pour creuser l’être, travaillant la syntaxe et la narration pour écrire la grammaire Marylin.

C'est tellement bien réussi qu’on est en droit de se demander à quoi pourrait ressembler une autre expérience similaire d’écriture de Anne Savelli, à propos de Sylvia Plath par exemple...


Anne Savelli – Musée Marylin – Éditions Inculte 2010


Musée Marylin - Anne Savelli

Marylin Monroe - Fragments








jeudi 3 juillet 2025

Le temps, la mort, la nuit

Armand Robin (1912-1961) – Le temps qu’il fait 1942 – L’Imaginaire Gallimard


Lueurs de paille 1936

La vie survit – Chevaux oiseaux – Les témoins parallèles – Un homme – Seul avec de grands gestes 1941

L’hiver se prolonge dans un gris épais et fangeux, emprisonnant la volonté des hommes s’en allant malgré tout vers leur labeur. L’un manie la hache, l'autre lie les fagots et un premier chant breton résonne dans le vent alors que la méfiance envers les livres a été proclamée. Qui est l’esclave, qui est le maître ? Qui est Yann, celui qui reçoit sans précautions la nouvelle de la mort de sa mère ?

La mort d'une femme, épouse et mère, voilà par quoi commence ce texte étrange, à la fois épopée rurale et long chant poétique nous racontant comment Yann et son père vont survivre. Pour l'instant affleurent la légende des ancêtres et les souvenirs du malheur quotidien et des lumières furtives : il faut s’occuper de la morte.

Attention, ce récit n’est pas un ouvrage régionaliste misérabiliste, c'est un voyage : une randonnée langagière dans le vent violent transportant les embruns tragiques d’un pays et d’une époque qui ont fait quelque chose aux mots, d’un temps où les fils s’opposent aux pères, de même que les envies de lire et de découvrir le monde s’opposent à la servitude du travail vital de la terre et que l'intense cri du poète s’oppose à l'éternité du grand silence.

Ce récit au lyrisme tourmenté peut devenir chant ancien ou échange théâtralisé, narration violente ou douce mélodie, comme si les variations de formes enveloppaient analogiquement les turbulences de l'existence prométhéenne de ces esclaves de la terre et de la mer et les tourments intérieurs de ces lignées bretonnes. Comment s’engager dans un mouvement qui fera lever les yeux de la terre vers les étoiles ? Quel langage l'écrivain polyglotte va-t-il mettre en œuvre pour chanter la révolte qui frémit derrière l'apparente immobilité de la soumission.

Car c'est bien du langage que sourdra la lumière. La libération viendra des livres, c’est en nommant le destin que les mots parviendront au ciel qui meut les étoiles, que les paroles réussiront à réunir à nouveau le fils et le père.

Le poète ne renonce pas : il creuse les mots comme le paysan creuse sa terre. Il aurait pu, comme Joyce qu’il connaît bien, écrire en plusieurs langues. Il préfère forer son propre langage, inventer les formes de sa propre révolte au risque d’y diluer son identité - comme il le fera dans ses poèmes et traductions - afin de proclamer, au gré des vents, "la litanie morne des tyrannies".

Diverses voix sont portées par le vent, à moins que ce ne soient embruns dans la tête : la mère parle mais aussi les fous, le temps, les herbes, Taliesin et le Christ... Même Rimbaud et Homère, les fées et les lavandières sont de la partie dans cette tempête sous un crâne animée par tous les livres de la bibliothèque.

Lorsque Treithir maître des mots prend la parole, la langue du poète se fait encore plus inventive et laisse aux oiseaux le soin de chanter l'avènement de l'aube et du printemps : la réconciliation, la reconnaissance suivront après les regrets et le pardon, jusqu'à la parole du père : "Je ne voulais pas faire de bruit" ; après que se soit déployée la volonté d’émancipation d'un homme par l'usage des livres.


On a lu aussi :


Armand Robin – La fausse parole – Éditions Le temps qu’il fait – Introduction, postface et notes de Françoise Morvan

Un livre étonnant sur l’activité d’auditeur polyglotte de Robin, analyste des radios européennes, dont beaucoup de propos concernant la propagande trouvent des résonances actuelles.


Françoise Morvan – Armand Robin ou le mythe du poète – Garnier Flammarion Classiques jaunes Essais 2022

Ce livre est une somme sur Armand Robin, se lecture permet de remettre en perspectives l’œuvre et la vie de cette auteur étrange, mais aussi de faire un sort à toute une mythologie éditoriale qui a troublé et continue de troubler sa lecture de nos jours.


On consultera avec profit le site internet de Françoise Morvan : https://francoisemorvan.com/

 

Armand Robin 1942

Armand Robin 1979

Françoise Morvan 2022