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Génocide des Tutsi 1994

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Le choc. Rwanda 1994 : le génocide des Tutsi. Collectif - nrf Gallimard 2024 Cet ouvrage collectif est une preuve supplémentaire de ce que rien ne vaut un bon livre, ainsi que le temps pour le lire et le réfléchir, pour prendre vraiment conscience de ce qui s'est passé quand l'horreur du réel dépasse l'entendement. "Pour avancer dans la compréhension du sujet il faut sans cesse comparer les sources et corroborer les informations récoltées."  Devant ce qui nous laisse sans voix, il est néanmoins possible ici de commencer à prendre conscience de la réalité du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994, de l'horreur des massacres de plus d'un million de personnes en trois mois, en ne fermant plus les yeux sur les conséquences sur les corps et sur les circonstances souvent hallucinantes de l'expression de la haine.  Ce livre de recherche et de témoignages nous fait découvrir le contexte historique de ce génocide, dont la réalisation est en grande par

C'est un tel chagrin de mourir

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Pascal Quignard - Compléments à la théorie sexuelle et sur l'amour - Seuil Fiction et Cie 2024 Avec son titre bizarre et sa première phrase : "Je n'ajoute rien à Freud ni à Ferenczi.", Pascal Quignard semble dans un premier temps malicieusement entraîner son lecteur vers une fausse piste (un traité de psychanalyse ?), vite écartée en revenant tout de suite à la littérature dans ce qu'elle a de plus beau, de plus élevé et bouleversant, en revenant à ce qui fait la littérature de Quignard : un questionnement incessant, érudit, angoissé, jouissif sur le langage et sur le monde.  Pascal Quignard, dans le court avertissement qui débute ce volume, nous émeut en nous rappelant ce qui constitue sa vie depuis toujours (L'étude comme une joie solitaire) et en quelques phrases à la beauté stupéfiante, nous indique qu'avant de mourir, " le crépuscule désormais est la seule censure que (s)es yeux reconnaissent ".  Nous voici donc partis dans la gra

Monique et les toréadors

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Monique Wittig - Dans l'arène ennemie - Les Éditions de Minuit 2024 Monique Wittig s'intéresse au cinéma de Godard et à celui de Straub pour les réunir par le terme "lacunaire" ; elle évoque la modernité de "Bouvard et Pécuchet" de Flaubert sous les signes de la répétition et de la discontinuité ; elle donne à Virginia Woolf un rôle précurseur du mouvement de libération des femmes ; elle met aussi en avant les textes de Nathalie Sarraute dont l'oeuvre est lue comme une transformation totale de la matière romanesque (son texte "Le lieu de l'action" de 1982 est une remarquable introduction à la lecture de l'œuvre de Sarraute) et elle invente un féminin pour le moi (moie).  Mais surtout, dans ces différents articles et textes produits pendant plus de trente ans, on peut retrouver la radicalité et l'originalité de sa pensée découverte dans son œuvre littéraire ("L'opoponax" 1964, "Les Guérillères" 1969

Woolf 1937 : eaux de pluie

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Virginia Woolf - Les années - Folio N°4651 À Londres au printemps, dans la ville qui s'anime, ou bien à  une autre saison, "Tournoyant sans hâte, comme les rayons d'un projecteur, les jours, les semaines et les années passaient les uns après les autres à travers le ciel."  Woolf semble, après " Les Vagues ", revenir à une forme plus proche de ses deux premiers romans (" La traversée des apparences " & " Nuit et jour ") : mais c'est avec l'expérience acquise qu'elle déploie une chronologie fragmentée et décrit des réunions familiales à une époque où l'on communiquait par lettres deux fois par jour et où l'on se réunissait pour le thé ou la soirée à passer autour des histoires et des ouvrages à lire ou réaliser, et qu'elle fait de la ville (Londres) un thème de roman vivant et brillant.  Le contraste est grand entre l'atmosphère apaisée du roman et les difficultés à l'écrire dont Woolf fait pa

Woolf 1933 : eaux pour le thé

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Virginia Woolf – Flush, une biographie – Folio N° 7142 Ce petit livre (1933), venant après le chef-d’œuvre «  Les vagues  » (1931) et avant les grands livres que sont «  Les années  » (1937) et «  Entre les actes  » (1941) peut apparaître comme mineur dans l’œuvre de Woolf et un retour en arrière du point de vue formel, mais il n’en est rien. Formellement, il semble reprendre la veine historique du roman «  Orlando  », mais ça n’est pas aussi simple, car l’écriture met en scène la biographie d’un chien, et donc le flux de pensées et de ressentis d’un animal, ce qui est pour le moins inattendu. Le livre est aussi un beau portrait de femme, comme en contiennent tous les livres de Woolf, avec pour modèle la poétesse Elizabeth Barret Browning (1806-1861), mais cache sans nul doute un portrait de Woolf elle-même. Ce roman contient donc une description critique de la vie bourgeoise londonienne telle que Virginia a pu la subir, mais aussi une vision dantesque de la misère et des inégali

L'écriture de l'ineffable

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Le convoi - Beata Umubyeyi Mairesse – Flammarion 2024 Beata Umubyeyi Mairesse a d’abord mis à distance son vécu de survivante du génocide des Tutsi par les Hutus en 1994 au Rwanda en utilisant l’écriture de la fiction dans les recueils de nouvelles «  Ejo » (2015) et «  Lézardes » (2017) puis dans son roman «  Tous tes enfants dispersés » en 2019. Dans «  Ejo » , elle nous racontait les histoires de Fébronie, Pélagie, Kansilda… sous forme de courtes nouvelles à travers le regard des femmes, dont beaucoup s’inspiraient d’histoires réelles. «   Lézardes  » est mis sous le signe de l’enfance et du conte, et le roman «  Tous tes enfants dispersés » se déploie dans le regard de deux personnages féminins et d’un enfant . Dans «  Convoi  », Beata avance en sautant le pas, en franchissant avec prudence un seuil psychologique et littéraire, en rédigeant le récit terrible des semaines vécues jusqu’à son sauvetage le 18 juin 1994. Ça n’est plus de la fiction, l’autrice enserre donc son pré

L'écriture du tueur

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Mémoires de guerre - Winston Churchill - Volumes 1 & 2   Churchill a ceci en commun avec Charles de Gaulle : le don de l'écriture et celui de la parole. C'est l'une des raisons qui rend passionnante la lecture de ses Mémoires, l'autre étant que son texte est un récit documenté des évènements principaux de la seconde guerre mondiale. L'édition par François Kersaudy permet, grâce aux notes de bas de page, de remédier aux omissions et exagérations du maître de Downing Street. Il en est de même pour l'édition des Mémoires du général de Gaulle dans la Pléiade, les deux lectures étant complémentaires. Certaines envolées lyriques de Churchill pourront paraître ridicules au lecteur moderne, mais certains de ses discours ne manquent pas de panache et de beautés d'écriture qui laissent s'exprimer l'émotion (voir, dans la même collection, l'ouvrage "Discours de guerre"). Le récit de la guerre met en avant l'héroïsme de beauco

Sollers 2024 : soleil noir

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Philippe Sollers - La Deuxième Vie - Gallimard 2024 Voici, publié à titre posthume, le dernier livre de Sollers postfacé par Julia Kristeva, un court texte d'une densité et d'une concentration exceptionnelles, écrit (une photo du manuscrit dans le livre) et dicté jusqu’à la fin, dans lequel on retrouve bon nombre des thèmes de son œuvre passée. Le livre est placé sous l'exergue de Sade ( Juliette ), c'est à dire dans la filiation d’une écriture de la liberté absolue et sous la protection des femmes, avec une citation dont ça n'est pas la première fois qu'on la lit dans l’œuvre de Sollers nous semble-t-il : " Le passé m'encourage, le présent m'électrise, je crains peu l'aveni r". Sade dont Sollers rappelle qu’il est «  inimaginable dans une autre langue que le français  ». Ce texte est aussi compagnon de l’insomnie, donc de l’éveil : l’acuité de tous les sens de l’écrivain est énergiquement activée comme un pied de nez envers la mort, la

Woolf 1931 : eaux mouvantes

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Virginia Woolf  - Les Vagues - 1931   Le lecteur se laisse porter par ces vagues comme s'il faisait la planche dans le courant de la marée, dans les échos entrecroisés de ces six monologues intérieurs. Se laisser porter n'implique pas ici une lecture passive : la concentration et l'agilité sont requises devant ce texte à rebonds, ce puzzle devant lequel on mène l'enquête. Voici le roman (1931) de Woolf dont on pourrait penser qu'il est le plus influencé par Joyce dont pourtant elle n'appréciait que modérément " Ulysse " (1922), Joyce qui attribuait l'invention du monologue intérieur à Édouard Dujardin dans son roman " Les lauriers sont coupés " (1887).  Mais Woolf fait tout autre chose que Joyce ou Proust : un livre unique, un hapax dans son œuvre, à la limite du roman et de la poésie.  Ces vagues, toujours recommencées, alimentent un texte prenant l'allure d'un poème élégiaque dans lequel les personnages ne sont plus

Les êtres et le néant

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Description des hommes - François Bon - Tiers Livre 2023     Ce livre qui s'appelait "Fictions du corps" à l'origine (2016) est fait de courts chapitres placés clairement sous la tutelle de Henri Michaux, et il est vrai que ces petites histoires prenant la forme de micro-nouvelles écrites dans une prose poétique étrange rappellent fréquemment les écrits du poète belge. Mais ça va plus loin qu'un simple hommage : c'est de nous dont parle François Bon quand il décrit "l'homme démembré ou "les hommes sans pensée", "les hommes jetables" ou "les hommes fragmentés", le mot homme étant pris clairement ici dans le sens neutre d'être humain. Dans cet univers presque de science-fiction, le but de tout une vie peut être de ne plus avoir de corps.  Dans cette dystopie poétique, avoir une vision aiguë vous laisse à l'écart, tandis qu'il est de bon ton de ne pas faire remarquer aux hommes qu'ils s'effri