mardi 30 septembre 2025

Fin de partie

Jacques Henric 2025
Jacques Henric, 86 ans, écrivain et critique d'art, compagnon de route de la génération Tel Quel et Art Press, publie son journal rédigé de 1971 à 2015, de quoi attirer le lecteur qui a suivi de près cette aventure intellectuelle ayant animé surtout les années 60 et 70.

Le livre rend compte sans fioritures de style des querelles littéraires et politiques de l’époque, avec des empoignades dont on avait oublié la violence. Les batailles d’ego entre les uns et les autres font plutôt sourire aujourd'hui, donnent un air infantile et ridicule à ces "grands intellectuels", et une teinte désuète aux mœurs politico-culturelles de ce temps.

Se dessinent par petites touches des portraits bienveillants et d’autres sans concession des maîtres de l’époque : Sollers, Pleynet, Denis Roche... accompagnés de maîtres anciens comme Gilbert Lely notamment ou de plus jeunes auteurs comme Christine Angot, Houellebecq.

On voit l’un éméché, l’autre passant l’aspirateur... ; on redécouvre les magouilles des prix littéraires, les frasques sexuelles des uns et des autres, les mille-et-une vicissitudes du narcissisme des auteurs et l’on se demande ce qu’il reste de tout ce chaos ridicule, à quoi rime toute cette énergie dépensée dans des polémiques dépassées et des controverses futiles : ce qu’il reste, bien sûr, ce sont les œuvres, et de ce côté-là,  les relectures nous réservent bien des aventures…

Heureusement, le livre offre, en guise de fil rouge, deux portraits tendres disséminés tout au long de l’ouvrage : celui de l’écrivain Pierre Guyotat, être rempli d’angoisses, mais aussi capable de loufoquerie ; celui de Catherine Millet, la femme de Jacques Henric, décrivant une belle et originale histoire d’amour. On a là les meilleures pages de ce journal, qui vient marquer la fin d’une époque : Sollers est mort, d’autres sont en fin de parcours, plus personne ne sait lire et tout le monde achète des SUV...

Il est donc temps de relire. 

 


 

samedi 20 septembre 2025

Naomi Fontaine ne flanche pas

Eka Ashate Ne flanche pas est le quatrième livre de Naomi Fontaine, après Kuessipan en 2011, Manikanetish en 2017, Shuni en 2019, les trois derniers publiés chez Mémoire d’Encrier.

Depuis son premier livre qu’on avait découvert en numérique grâce à François Bon, on suit avec attention le parcours de cette autrice innue écrivant en langue française depuis Uashat, près de Sept-Îles, développant une œuvre contenant un récit autobiographique, mais aussi l’épopée tragique de sa communauté.

Si on suit ce parcours, c’est parce qu’on aime ces livres écrits avec simplicité, dans lesquels, sans en rajouter, l’émotion finit toujours par emporter le lecteur. On note qu’avec ce quatrième récit, l’écriture de Naomi Fontaine, sans abandonner sa spontanéité, a gagné en profondeur, en gravité et précision.

Tout au long de ces 180 pages, Naomi Fontaine retrace des fragments de vie, entre la rivière Sainte-Marguerite et la rivière Moisie, dans de courtes nouvelles sans aucune faiblesse d’écriture tout au long du livre.

La place des femmes est la plus importante dans ces récits, des mères, tantes, grand-mères, jeunes filles qui ont résisté ou résistent encore pour ne pas sombrer et, sans le vouloir, donnent des leçons de vie aux plus endurcis. L’histoire de la manière dont le gouvernement a traité le peuple innu apparaît aussi dans ces nouvelles, comme dans les autres livres de Fontaine : on commence maintenant à connaître cette épopée atroce faite de répressions et de brimades, d’emprisonnements et d’enfermements dans des pensionnats ou des réserves, de destruction culturelle réalisée avec la complicité de l’Église catholique. Naomi Fontaine en rend compte à travers des histoires individuelles qui témoignent de la résistance et de l’insoumission de héros du quotidien qui ne cessent de se répéter : « Ne flanche pas ».

Elle nous conte donc l’histoire de ce chef de communauté qui débarque à Ottawa dans le bureau du ministre pour défendre l’avenir de sa collectivité, celle du dealer fou qui prend conscience du mal qu’il fait à sa ville, celle d’amours réalisés contre vents et marées ; elle décrit à plusieurs reprises les aventures quotidiennes de femmes élevant seules leurs enfants, raconte son expérience d’un séjour en forêt avec ses petits, ne cache pas sa propension au refuge dans la consommation de l’alcool, rend hommage au courage de sa mère…

Le parcours est varié, permet à l’autrice d’explorer en profondeur les différentes dimensions de son sujet, et emmène le lecteur dans les arcanes d’une culture et d’un pays qu’on a envie de mieux connaître. Avec ce quatrième livre, Naomi Fontaine consolide la construction d’une œuvre originale et captivante.

Naomi Fontaine – Eka Ashate Ne flanche pas – Mémoire d’Encrier 2025

 

Dans les "Notes de sonneur", on peut lire aussi les pages consacrées à Manikanetish et Shuni

 



 

 

 


dimanche 14 septembre 2025

Du côté du je-ne-sais-quoi et du presque-rien.

Daniel Bourrion 2025

"
Je ne sais par où commencer..." est le début de ce roman poétique aux résonances probablement autobiographiques : la phrase résonne avec la difficulté que l’on peut rencontrer à rendre compte de la lecture d’un tel livre : le mieux est donc de s’appuyer sur ce que l'auteur en dit.


L’auteur évoque des impressions informes, des souvenirs rendus accessibles par leur lien à l’espace, celui d’une route "d’où on voit le plus loin". Il indique que son texte témoigne d’une quête, une recherche dans un "fatras flou qui ne cesse d’augmenter à mesure qu’on avance..." Il s’agit ici d’effleurer.


C’est là qu’apparaît la phrase nodale : "Je tente ma chance malgré cette difficulté, puisque c’est seulement à ça que servent les mots, ceux qui les écrivent, parler des morts, les faire vivre, et tous les morts, particulièrement ceux dont personne ne parle plus, afin qu’au moins quelqu’un crée la trace qu’ils n’ont même pas tentée.", la phrase qui semble résumer la démarche du narrateur.


La mort et la trace, donc. Et leurs corollaires, la vie et l’écriture. Le sentier est celui du langage poétique.


On peut rappeler ici le mot seriné de René Char : "Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver."

Daniel Bourrion est le poète qui écrit pour laisser la trace de l’autre en faisant ce qu’il peut, en essayant, en procédant à ce qu’il nomme un défrichement, en s’efforçant de brasser ce brouet de l’absence, de l’ombre. Il ne se met pas à la place de l'autre, il tente avec ses mots d'en raviver le souvenir, de rendre présente l'absence.


Cette recherche de ce qui échappe, de ce qui reste dans les marges, esquisse – en creux – une critique sociale de ce qui fait système ou institution en imposant ses normes, mais le poète n’insiste pas, ça n’est pas le sujet : il sait que dans cette mécanique, "il y a du jeu".


Ce puzzle concernant un autre fuyant et inaccessible, assemble petit à petit quelques pièces du portrait de l’auteur-narrateur lui-même. C’est dans la quête de l’autre que l’écrivain décrit par petites touches quelques bribes de sa propre vie, lie les fragments d’une époque. Sans aller jusqu’à être un autre, il donne valeur de découverte au chemin plus qu’à la destination, à ce parcours mélancolique qui rend transitif le verbe marcher et trouble le lecteur.

 

Daniel Bourrion – Le pays dont tu as marché la terre – Éditions Héloïse d’Ormesson – Paris 2025 – 125 pages


Lire aussi et surtout : 

La recension de Claro : https://towardgrace.blogspot.com/2025/08/la-certitude-de-labsence-bourrion-au.html?m=1