mardi 19 mars 2024

Woolf 1931 : eaux mouvantes

Virginia Woolf  - Les Vagues - 1931
 
Le lecteur se laisse porter par ces vagues comme s'il faisait la planche dans le courant de la marée, dans les échos entrecroisés de ces six monologues intérieurs. Se laisser porter n'implique pas ici une lecture passive : la concentration et l'agilité sont requises devant ce texte à rebonds, ce puzzle devant lequel on mène l'enquête.
Voici le roman (1931) de Woolf dont on pourrait penser qu'il est le plus influencé par Joyce dont pourtant elle n'appréciait que modérément "Ulysse" (1922), Joyce qui attribuait l'invention du monologue intérieur à Édouard Dujardin dans son roman "Les lauriers sont coupés" (1887). 
Mais Woolf fait tout autre chose que Joyce ou Proust : un livre unique, un hapax dans son œuvre, à la limite du roman et de la poésie. 
Ces vagues, toujours recommencées, alimentent un texte prenant l'allure d'un poème élégiaque dans lequel les personnages ne sont plus que leurs pensées, fantômes qui renvoient au passé tous les types romanesques de la littérature du XIXème anglais, un écrit dans lequel Woolf atteint le plus haut degré de la maîtrise formelle.
 
"Nous ne sommes que des silhouettes, des fantômes creux qui bougent dans un brouillard  sans décor." p. 124
 
Ces vagues peuvent paraître expérimentales, elles invitent néanmoins à un vécu sensuel de lecture, la poésie qui s'en dégage étant sans limites, à la mesure de la rêverie qu'elle implique.
On le lit donc aujourd'hui dans trois traductions différentes (celle de Marguerite Yourcenar, de Cécile Wajsbrot, celle de Michel Cusin parue dans La Pléiade), c'est un chef-d'œuvre qui vaut bien qu'on joue, et on se réfère avec intérêt au journal de traduction de Christine Jeanney en cours sur son site Internet "Tentatives", un travail passionnant qui montre l'inépuisabilité des lectures qu'on peut faire d'une telle œuvre.
Woolf tu nous tiens jusqu'au dénouement mélancolique qui, dans la solitude et le silence, serre la gorge et mouille les yeux.
 
 
Pour le plaisir, voici les trois traductions que nous avons lues du début du roman : 
 
"Le soleil ne s'était pas encore levé. La mer et le ciel eussent semblé confondus, sans les mille plis légers des ondes pareils aux craquelures d'une étoffe froissée. Peu à peu, à mesure qu'une pâleur se répandait dans le ciel, une barre sombre à l'horizon le sépara de la mer, et la grande étoffe grise se raya de larges lignes bougeant sous sa surface, se suivant, se poursuivant l'une l'autre en un rythme sans fin.
Chaque vague se soulevait en s'approchant du rivage, prenait forme, se brisait, et traînait sur le sable un mince voile d'écume blanche.
"

Traduction de Marguerite Yourcenar


"Le soleil n'était pas encore levé. La mer ne se distinguait pas du ciel mais elle était un peu froissée, telle une nappe marquée de plis. À mesure que la lumière blanchissait, une ligne sombre s'étirait à l'horizon, séparant la mer du ciel et la nappe grise se striait sous sa surface de larges bandes mouvantes qui se suivaient, se poursuivaient perpétuellement.
Approchant du rivage, chaque barre levait, gonflait, se brisait, étendait un voile d'écume fine sur le sable.
"

Traduction de Cécile Wajsbrot


"Le soleil ne s'était pas encore levé. La mer ne se distinguait pas du ciel, sauf que la mer se plissait légèrement comme si une étoffe avait des rides. Progressivement, à mesure que le ciel blanchissait, une ligne sombre marqua l'horizon qui séparait le ciel de la mer et l'étoffe grise se barra de traits épais qui se déplaçaient, les uns après les autres, sous la surface, se suivaient, se poursuivaient, perpétuellement.
À mesure qu'elles approchaient du rivage chaque barre se soulevait, s'enflait, se brisait et balayait un fin voile d'eau blanche sur le sable.
"

Traduction de Michel Cusin 

 
Woolf - Vagues - Wajsbrot
 
Woolf - Vagues - Cusin

Woolf - Vagues - Yourcenar

 
 

 

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