Pascal Quignard - Compléments à la théorie sexuelle et sur l'amour - Seuil Fiction et Cie 2024
Avec son titre bizarre et sa première phrase : "Je n'ajoute rien à Freud ni à Ferenczi.", Pascal Quignard semble dans un premier temps malicieusement entraîner son lecteur vers une fausse piste (un traité de psychanalyse ?), vite écartée en revenant tout de suite à la littérature dans ce qu'elle a de plus beau, de plus élevé et bouleversant, en revenant à ce qui fait la littérature de Quignard : un questionnement incessant, érudit, angoissé, jouissif sur le langage et sur le monde.
Pascal Quignard, dans le court avertissement qui débute ce volume, nous émeut en nous rappelant ce qui constitue sa vie depuis toujours (L'étude comme une joie solitaire) et en quelques phrases à la beauté stupéfiante, nous indique qu'avant de mourir, "le crépuscule désormais est la seule censure que (s)es yeux reconnaissent".
Nous voici donc partis dans la grande aventure du langage et de ses limites, contre la censure car "L'art est ce qui accepte l'épreuve réelle du désir intraitable et en subit toute la force".
Pascal Quignard déploie un étonnement poétique et son incompréhension érudite et questionnante devant le fait que les sociétés humaines contemporaines haïssent ce qui pourtant les constituent, la représentation de l'acte sexuel. Il rejoint ainsi le scandale originel de la psychanalyse, celui de l'affirmation de la sexualité comme constitutive de notre être conscient et inconscient, il en interroge donc les censures, qu'elles soient inconscientes ou institutionnelles, toutes ces portes dont les battants "s'immobilisent si rapidement dans la substance signifiante".
Mais on se rend compte que les angoisses de l'auteur ont une portée plus générale : interrogeant la pulsion de mort contemporaine, il s'effraie aussi de la violence, des atteintes à la nature, de la destructivité et des attaques envers la pensée. Il est comme l'enfant qui, "dans l'écho de son cri, mais aussi dans l'étrange peau de sa respiration, tente l'aventure sonore dans toute sa plus vaste envergure". Il est un écrivain qui n'oublie pas que comme tout être humain, il a d'abord été un nourrisson qui a appelé à l'aide, une expérience dans laquelle l'effroi est l'extase de la paix rompue.
Et malgré tout cela, malgré qu'il sache que la langue ne dit pas tout, il écrit avec une confiance toujours renouvelée envers l'art et le langage de la littérature, même s'il en décrit les limites, rappelant dans certains de ses énoncés ("Tout sujet est d'abord une version de sa vie racontée par d'autres" ; "Aussi y a-t-il des signifiants qui sont là avant les signifiants") tout ce qu'il doit à... la psychanalyse.
Quignard évoque donc des énigmes, des rêves, des contes, fait des références à Winnicott et Lacan, Haag et Bion, à Heidegger mais pas à Bachelard, ce qui nous étonne ; il dévoile des éléments biographiques peu connus concernant des auteurs connus ; il analyse des textes sortis des ténèbres de la bibliothèque mondiale, s'attarde sur l'étymologie grecque ou latine ; s'intéresse aux noms, aux signifiants énigmatiques, aux inscriptions et aux traductions, aux mots dont l'origine est inconnue.
Il nous entraîne à nouveau dans une forme qu'on peut appeler l'essai poétique, qui recèle des beautés d'écriture originales, étonnantes, parfois obscures (on connaît sa passion pour les textes mystérieux de Lycophron ou Thomas Traherne, par exemple), toujours tendues sur le plus haut fil d'une littérature qui, au fond, nous parle d'amour d'une façon exigeante, et s'effraie des violences du monde en allant vers les plus élevées limites de la langue et en interrogeant les moindres recoins de la mythologie de tous les peuples.
Pascal le dépressif nous console des pertes, dévastations et chagrins, qu'il connaît bien pour les avoir accueillis dans sa langue, dans une écriture capable de penser les ruines. Pascal Quignard soulève le voile de l'aletheia, dévoile les beautés cachées du langage, replace à la vue de tous des mots oubliés et pourtant essentiels, pour une lecture sans fin et des relectures infinies.
Son livre de sagesse se termine avec La Boétie et Montaigne, comme une évidence. Il va vers le Sud-Ouest, pour citer sous l'orage le maître de Saint-Michel : "Le monde regarde toujours vis-à-vis, écrit Montaigne, moi je replie ma vue au-dedans."
Un extrait du livre, page 99 :
Abscondité
Sénèque le Père a écrit : Absconde te in otio sed et ipsum otium absconde. (Cache-toi au sein d'une retraite mais cache la retraite elle-même où tu te dissimules.)
Ne cède jamais sur ce qui fait battre soudain, plus vite, ton cœur.
Laisse-le dans l'abscondité.
Fais ce que tu veux mais ne confie pas où est ton otium.
Cache-toi dans ton loisir mais ne révèle pas où se trouve son abri, son tabernacle, son invisibilité, son silence. Sois abscons.
Ne dis pas où gît ton bonheur, ne décèle pas où se préserve la vulnérabilité de ton bonheur.
Brouille les voies autour du trou que tu as creusé dans la terre - autour du terrier que tu as creusé à tes joies.
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