lundi 29 juillet 2024

Nous y sommes

Henri Lefebvre – Critique de la vie quotidienne – Édition intégrale L’Arche 2024

Cette "Critique de la vie quotidienne", du moins dans ses deux premiers tomes (1947 & 1961, le troisième étant paru en 1981, les trois sont rassemblés dans ce volume) est l’une des sources majeures des réflexions et des pensées ayant porté le mouvement de mai 1968, elle est très présente par exemple dans les écrits de Guy Debord et des situationnistes : et il faut bien sûr comprendre ici le mot "critique" au sens philosophique d'analyse conceptuelle.

Juste après la seconde guerre mondiale, Lefebvre est l’un des premiers philosophes à s’intéresser au quotidien et à en faire l’œuvre de toute sa vie (1901-1991) et il sera suivi ensuite par bon nombre de philosophes, sociologues, essayistes… Mettant sa pensée à l’écart des deux grandes tendances de la philosophie de l’époque – la phénoménologie et le structuralisme – et utilisant la dialectique marxiste (cf. la préface de Kristin Ross), il pose des concepts théoriques sur ce que bon nombre de philosophes ne considéraient que comme le train-train de la vie de tous les jours.

Sa pensée étant au départ très liée à la littérature (le surréalisme), elle se développera en parallèle d’œuvres aussi diverses que celles de Georges Perec, Guy Debord et le situationnisme, Roland Barthes, Simone de Beauvoir, Kostas Axelos, Maurice Blanchot…

"Pourquoi changer le réel ? Parce qu'il change nécessairement et qu'en partant du possible, la connaissance peut contribuer à orienter le changement, à le dominer." p.492

L’un des grands concepts de ce livre, qui sera aussi l’un des outils principaux de la critique sociale des années 60, est celui d’aliénation et, à lire ou relire Lefebvre, il apparaît que cette idée, cet outil de pensée pourrait bien être encore fort utile pour analyser et critiquer notre monde contemporain. Quand Lefebvre écrit en 1957 : « Nous vivons dans un monde où le meilleur devient le pire ; où rien n’est plus dangereux que le héros et le grand homme ; où chaque chose – y compris la liberté qui pourtant n’est pas une chose -, y compris la révolte, se change en son contraire. », on ne se sent pas dépaysé.

La pensée originale de Lefebvre ose le détour : analysant le théâtre de Bertolt Brecht, les films comiques de Charlie Chaplin, citant Roger Vailland, Virginia Woolf ou Rabelais, Sartre et son garçon de café, il montre que l’ambiguïté (des consciences et des situations) est une catégorie de la vie quotidienne et que "c’est la pratique, c’est-à-dire l’exigence de l’acte, et de la décision, [qui] impose le choix."

Prenant acte de la platitude et de la médiocrité du monde moderne, ce penseur marxiste n’en critique pas moins le socialisme qui relève lui aussi de la critique de la vie quotidienne. Il met en garde contre une utilisation du concept d’aliénation dans un registre strictement individuel amenant à une pseudo-critique entièrement négative du type "toute activité aliène, extériorise, transforme l’individu en chose", ce type de critique amenant à une philosophie de la paresse. Lefebvre préfère confronter les textes à la réalité vivante sans séparer forme et contenu, montrant les dangers d’un usage abstrait de la notion d’aliénation.

L’histoire littéraire récente est revisitée par Lefebvre pour montrer comment celle-ci a fait jaillir un étrange, un merveilleux, un bizarre de plus en plus éloignés du quotidien, dans un état de confusion mentale ne pouvant prendre en compte le fait que l’insolite et le bizarre sont, dans le quotidien, un état dégradé du mystérieux. Lefebvre met donc au tapis le surréalisme, semble sauver Baudelaire et Rimbaud et se demande ce "que vaut le bizarre des Chants de Maldoror à côté du mystère de la Divine Comédie."

Ce que Lefebvre appelle l’attaque menée par la poésie contre la vie se retrouve chez les philosophes. La philosophie, quand elle humilie l’existence quotidienne banale en valorisant les moments paroxystiques, oublie que toute civilisation se développe dans les zones moyennes.

La véritable critique de la vie quotidienne implique donc une réhabilitation de celle-ci : Lefebvre déploie donc cette analyse dans trois tomes de plus en plus abstraits et difficiles, mais riches d'une méthodologie plus proche de la compréhension que de l'explication. Leur lecture s'adresse donc aux spécialistes ou aux lecteurs motivés, la récompense sera de (re)faire connaissance avec une référence importante que l'on croise fréquemment quand on s'intéresse à la pensée depuis les années 60, ainsi que de redécouvrir des analyses qui n'ont rien perdu de leur intérêt si l'on veut bien les confronter à notre situation contemporaine, on s'en convaincra peut-être avec l'extrait ci-dessous.

Dans le troisième tome (1981), on est surpris par l'aspect prophétique de certaines analyses de Lefebvre, qui décrivent précisément, quarante ans avant, le monde d'aujourd'hui : de quoi donner à penser. Il pose avant l’heure de savoir si l’informatique modifiera la vie quotidienne et montre comment l’idéologie informationnelle annonce une société post-industrielle et post-capitaliste, comment le quotidien informatisé verra l’avènement de l’individu enfermé dans une coquille d’anxiété assaillie par les rumeurs dans un environnement informationnel achevant la destruction du sens, remplaçant la parole vivante par le message : nous y sommes.


"Dès le premier examen, la culture de masses (avec la consommation de masses) et les effets des "mass media» révèlent une énorme ambiguïté. Les « mass communications » comportant l'usage de techniques perfectionnées, mettent à la portée de chacun les chefs-d'œuvre de l'art et de la culture, l'histoire entière et le "monde". Elles rendent présent le passé et même l'avenir. Dans un incessant perfectionnement de l'approche et de la diffusion, ces techniques répandent ce qu'il y eut de plus fin et de plus subtil dans les œuvres, patientes créations d'hommes qui leur consacrèrent leur vie, patientes créations d'époques et de civilisations qui s'y incarnèrent. Les techniques modernes affinent le goût, améliorent le niveau culturel, instruisent, éduquent, vulgarisent une culture encyclopédique. En même temps, elles rendent passifs ceux qu'elles atteignent. Elles les infantilisent. Elles leur présentent le monde sur un mode particulier, celui du spectacle et du regard, dont nous avons noté et dont nous soulignons encore l'ambiguïté : la non-participation dans la fausse présence. Cette diffusion vit du passé, le divise et le gaspille. Produisant des images et des représentations, les techniques de "mass media" ne créent rien et ne stimulent aucune création. Elles consomment les biens accumulés par les siècles, ajoutant leur action à ce fait historique plus général : l'histoire a tari beaucoup de sources de création, jusqu'à nouvel ordre.

Les "mass media" forment le goût et obnubilent le jugement. Elles instruisent et elles conditionnent. Elles fascinent et elles écœurent par la saturation en images, en actualités, en "nouvelles" sans nouveauté. Elles multiplient les communications et menacent le langage lui-même, cohérence et réflexions, vocabulaire et expression verbale. N'iront-elles pas jusqu'à épuiser le "monde de l'expression", en approchant d'un point limite où chacun sera spectacle pour tous, et où l'événement se diffusera pendant son accomplissement, point limite que nous appelons le grand Pléonasme, la Tautologie suprême, l'Identité ultime du réel et du connu, fin de la surprise dans l'illusion de la surprise incessante - fin de l'ambiguïté dans son triomphe ? Ici aussi l'ambiguïté suppose et produit des apparences qui la masquent ; ne jamais apparaître comme telle, cela fait partie aussi de l'ambiguïté. Tout se passe comme si elle n'apparaissait et ne se manifestait que dans le dépassement qui la détruit.

Plus généralement encore, la perception ou appréhension par les membres d'un groupe de l'autre groupe et de l'autre humain se produit d'abord sur le mode de l'ambiguïté : étonnement et curiosité, répugnance et avidité, recul et offrande, désir d'assimiler et besoin de repousser. C'est une "appréhension" : saisie et crainte, découverte d'une menace incertaine, balancement entre l'actualité rassurante (l'autre "est" ; on peut le tenir et l'écarter et se définir par rapport à lui) et le virtuel inquiétant. Du rapport possible, nous ne connaissons rien à l'avance qu'un détail inutile ; il peut nous nuire ou nous aider. Vient un moment où il faut décider et se décider : juger et choisir. L'option tranche. Elle clarifie ce que la situation d'ambiguïté laissait dans le clair-obscur. L'ambiguïté ne peut durer longtemps. Elle ne s'éternise point. Elle a un terme."

Henri Lefebvre - Critique de la vie quotidienne II - 1961 - page 520


 




samedi 27 juillet 2024

Weymouth Sands 1934

Les sables de la mer - John Cowper Powys - 1934 - Édition Le Livre de Poche  Plon 1972

Ce roman paru en 1934, dans la traduction de Marie Canavaggia, semble aussi étrange que son auteur le gallois John Cowper Powys (1872-1963).

Le personnage Magnus Prior apparaît pris dans ses pensées et engoncé dans sa propre couardise et les manifestations de la nature : le vent, les embruns, le sable, le soir d'hiver qui tombe.

Un petit théâtre de Guignol est encore en activité  le long de la plage au crépuscule, le sulfureux prédicateur Sylvanus est pris à partie par un gendarme, le paquebot tarde à accoster, l'obscurité semble même envahir les pensées dans le port de Sea-Sands, au sud-ouest de l'Angleterre, vers 1912.
 
L'ambiance du début du roman est proche de l'inquiétante étrangeté freudienne, plus moderne que celle qu'on peut trouver dans les romans gothiques ou ceux de E T.A. Hoffmann, et prend des allures plus balzaciennes ensuite, sans être ni l'une ni l'autre.
 
Par le regard, la jeune et inexpérimentée Perdita Wane semble elle aussi incluse dans le paysage portuaire qui l'accueille. Venue de Guernesey, elle rencontre d'abord Adam Skald le caboteur, qui lui aussi paraît "s'amalgamer avec les lumières, les odeurs, les rumeurs, l'obscurité..." 

Il touche une pierre, manipule un gros galet dans sa poche : le contact froid avec le minéral contient ses pensées de meurtre.

Pendant ce temps, dans cette ville côtière où il y a même un musée de l'enfer, les jeunes filles s'envoient des lettres en les glissant dans un mur de pierres...
 
Cowper Powys déploie son roman dans un style d'écriture qui étire le temps et l'espace : c'est un roman psychologique qui prend le temps de détailler les pensées et motivations des personnages et inscrit leurs relations dans l'environnement ; un roman de la nature dans lequel la géographie du pays est aussi un paysage mental original et intrigant, décrit avec une beauté minutieuse du langage.

La tempête située au centre du livre en est un point culminant, le naufrage est celui des hommes dont les mouvements intérieurs sont liés à ceux de la nature : moment infernal probablement plus proche de Milton que de Dante, proche aussi des romans gothiques de la fin du XIXème siècle. 
 
Le mélange de sauvagerie et de sensualité de la nature s'impose comme parallèle à celui des tentations d'amour et de mort éprouvées par les hommes et les femmes de ce pays côtier battu par les vagues de la mer. 

Le récit est tendu, le drame est comme les braises sous la cendre, prêt à surgir à chaque détour du chemin, dans ce monde où les hommes ne comprennent pas les femmes. La raison du plus fou vaincra-t-elle celle de celui qui torture les animaux ? Curieusement, Powys met vers la fin de son livre un réquisitoire contre la vivisection des chiens : c'est l'une des curiosités de ce grand livre étrange, ce livre de la mer qui n'avait pas assez d'eau pour noyer tous les chagrins.


John Cowper Powys - Les sables de la mer - Livre de Poche N°3328 - Traduction de Marie Canavaggia - Préface de Jean Wahl - 1972
Le titre original est "Jobber Skald". On trouve aussi ce roman sous le titre "Les sables de Weymouth".
Marie Canavaggia (1896-1976), grande traductrice, a été la secrétaire et correctrice de l’œuvre de Louis Ferdinand Céline.



"Cela arrive souvent aux promeneurs : au sortir d'une ville ou d'un village, quelque temps ils bavardent, sont accostés par des passants ; mais s'ils avancent assez longtemps le long d'une même route, ou d'une même plage, un moment vient où le chemin inanimé les subjugue, les réduit au silence, à une étrange passivité. Alors, sous le charme d'une des apparences les plus simples de la matière - un fossé boueux, une piste pavée de silex, un mur de pierre - il leur est donné de prêter l'oreille à des propos trop profonds pour retentir tout haut ; ils deviennent des indiscrets qui surprennent les litanies que depuis des siècles psalmodie la matière, ils partagent la piété du cosmos dont la religion est d'attendre. Ce mur gris-blanc sous les pieds de la jeune fille et aux côtés du jeune homme, il avait l'air, là, doré par le soleil, de s'être imperceptiblement rapproché de l'esprit conscient des promeneurs, l'air de poser une question à ces intelligences absorbées en elles-mêmes. Mais le couple continuait de cheminer sans prendre conscience d'un appel que, depuis des millions d'années, la vie planétaire lance aux organismes sensibles et doués de mouvement." p.193


"Nous savons ce que nous sommes, mais nous ne savons pas ce que nous pourrions être." p.198


John Cowper Powys 1934
John Cowper Powys 1934



 

mercredi 3 juillet 2024

M'entraînent au bout de la nuit

Marie Darrieussecq - Fabriquer une femme - P.O.L. 2024 

Dans les années 80, deux adolescentes passent à l'âge adulte et font leur chemin en étant confrontées à diverses manifestations de la domination masculine : "Ils cherchent toujours à nous démontrer que c'est eux les patrons, et que c'est ça qu'on veut."

Ces confrontations ne se font pas toujours directement avec les hommes ; elles peuvent venir des paroles parentales, ou bien des pensées et comportements intégrés depuis l'enfance ; ou des rêves qui ne sont que des désirs rapportés ; ou des références imposées avec condescendance par les adultes (Rrose Sélavy).
Le milieu urbain, conçu par les hommes, peut lui aussi être le vecteur de peurs et d'angoisses réservées aux femmes.

Néanmoins ce roman post-metoo n'est pas une thèse ou un pensum sur le thème de la domination masculine : il prend le temps de décrire le parcours de vie et psychologique de ses deux héroïnes, exposant les points de vue de deux personnalités féminines très différentes, deux regards différents sur les événements.

C'est bien du féminin dont il s'agit et le centre du livre est logiquement occupé par le récit d'un accouchement qui rend bien ironique le lieu commun "heureux évènement".

Le livre démarre lentement et se déploie progressivement. L'arrière-plan est soigné et les moins jeunes auront le plaisir d'y retrouver la bande originale de l'époque : Guns N' Roses, David Bowie, Barbara, le groupe Images, les Rita Mitsouko, mais aussi Maurice Pialat et son poing levé...

La trajectoire générale, dans la première moitié du livre, va du Sud-Ouest vers le Nord-Est : de la ville de B. (probablement Biarritz, le village près des Barthes pouvant ressembler à Urt) jusqu'à Paris, ce qui a été le destin de beaucoup de jeunes provinciaux de l'époque. Cela se disperse ensuite vers un final étonnant.

Darrieussecq fait donc un peu l'anthropologie des années 80 et la psychologie différenciée de ses personnages féminins et masculins. La visite de Rose à l'hôpital psychiatrique est aussi l'occasion pour l'autrice de montrer discrètement ses préférences dans ce domaine (on rappelle qu'elle est psychanalyste).

Les personnages font leur chemin de vie : le salut peut venir pour l'un de la poésie, pour l'autre du théâtre. Pour le lecteur, il vient de la littérature.

Darrieussecq 2024