vendredi 17 octobre 2025

Penchants pour l’illicite

Violette Leduc - La folie en tête
L’écriture aux phrases courtes de Violette Leduc nous met tout de suite dans le bain, si l’on ose dire (en l’occurrence une baignoire), dans le bain des balles qui bruissent en 1944 sous les toits de Paris.

Voici donc en quelque sorte la suite de "La Bâtarde", livre qui était le récit des années 30 et de la guerre, qui était le livre des années Maurice Sachs. Leduc évoque tout de suite le mot faillite et se dit découragée avant de raconter, nous gratifie néanmoins d’un beau pavé serré de 584 pages concernant l’après-guerre, dans lesquelles Sachs n’est plus qu’un fantôme dont on apprend la mort au milieu du livre.

"Février 1945. Paris a été libéré, moi je n'ai pas été libérée de mon âpreté au gain, de ma ténacité de gagne-petit, de mes aspirations aux trafics, de mes penchants pour l'illicite, de mon désir de partir de rien pour me surpasser."

L’anaphore "Février 1945. Paris a été libéré" encadre d’abord le récit de ses déboires avec les gendarmes alors qu’elle transporte du beurre en contrebande, pour laisser advenir l'après-guerre et la comparaison entre ses premiers écrits et une marchandise du marché noir à refiler : "Écrire était un secret, maintenant je suis un colporteur.

Violette va entrer au Café de Flore pour transmettre un manuscrit, elle entre au café et en littérature pour y rencontrer Simone de Beauvoir : Jean-Paul Sartre et Arthur Adamov ne sont pas loin ; apparaît une belle page sur le temps de l'attente et une autre sur le visage de Sartre, une autre encore sur la parole de Nathalie Sarraute : un vrai feu d’artifice, prolongé par le récit de l’entrée dans la maison Gallimard et la rencontre avec Albert Camus.

L’écriture et le soutien de Beauvoir contiennent l’autrice, toujours tentée par ses démons intérieurs autodestructeurs.

Leduc joue sur le contraste en nous racontant ensuite son séjour en prison à cause de ses trafics de marchandises ; on y retrouve la nervosité de son écriture aux phrases courtes : son style change quand elle retrouve ses démons intérieurs mortifères, dont l’ambiance est plus proche de l’Enfer de Dante que de celle de la terrasse des Deux Magots.

Lorsqu'elle rencontre Jean Genet, c'est en compagnie de Beauvoir et d’Arthur Koestler ; avec l'auteur du Miracle de la rose, les relations sont ingrates, plutôt à sens unique : Violette Leduc semble y tester ses tendances masochistes comme avec sa mère, l’amour chez elle ne va pas sans le chaos intérieur.

Beauvoir, Genet et quelques autres : le St-Germain-des-Prés de Violette Leduc n’est pas celui, mythifié, des caves accueillant le jazz et Boris Vian, mais plutôt celui des difficultés à entrer en relation avec les autres. Pendant que Sartre écrit que "l’enfer, c’est les autres", Violette Leduc tente de ne pas se consumer dans sa recherche éperdue d’amour ; son écriture retrace par petites touches un autoportrait psychologique sans concessions. 

Viennent ensuite (p. 347) quatre pages sans ponctuation qui rythment une déréliction dans l'antichambre de la mort lors d’un réveil post-alcoolisé : dans "La bâtarde", ce type d’écriture était là pour décrire Paris, il vient maintenant contenir des tourments intérieurs.

Le style de Leduc a mûri dans l’intervalle de temps qui sépare "La Bâtarde" (1964) de "La folie en tête" (1970), elle montre plus de maîtrise de l’ensemble, ce qui rend la lecture plus facile. L’écriture de Leduc est plutôt hors normes, à la mesure du personnage. Elle nous offre donc une lecture hors normes...

La folie en tête, de Violette Leduc (1970). L’Imaginaire Gallimard n° 319



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jeudi 2 octobre 2025

Forgeron de ma douleur

Violette Leduc - La bâtarde 1964
Violette Leduc (1907-1972) a publié "La bâtarde" en 1964. Ce livre autobiographique est préfacé par Simone de Beauvoir, qui a été l’une des premières à soutenir l’autrice. 


Le style Leduc est d’abord fait de phrases courtes, il donne un rythme saccadé à la lecture et une impression d’urgence du discours. La jeune Violette est une survivante de la misère, de la maladie, des errances d'une mère fragile, mais elle écrit sans plainte ni misérabilisme.


L’incomplétude de ses rapports aux autres (non perçus dans leur totalité) s’exprime dans la métonymie et dans l’ironie, dans un lien fragmenté et distancié avec ce qui lui arrive. C’est dans le récit des amours lesbiennes que le texte reprend la pente métaphorique, que le corps se reconstitue dans l’apprentissage de l’identité et de l’altérité, donnant à la narration une profondeur poétique, sensuelle et inattendue.


La théâtralisation des dialogues entre les amantes – qui rappelle parfois certains textes du Nouveau Roman – renforce la dramatisation des passions et l’universalité du propos.

Le style se fait parfois un peu plus lyrique dans les descriptions, mais sans en rajouter. Lorsque la narratrice se met à travailler dans l’édition, on croise dans les couloirs les ombres de Paul Bourget, de Gabriel Marcel, de Henry Bordeaux, Maurice Barrès, Rosamond Lehmann... tandis que la jeune employée rêve de Tolstoï, de Dostoïevski et des surréalistes, de Proust, de Radiguet et Artaud... 


C’est dans cet entre-deux, cet espace, cette faille qu’elle commence à écrire et à témoigner d’une époque, esquissant quelques brefs portraits de Julien Green ou Georges Bernanos, et surprenant le lecteur par quelques pages sans ponctuation pour évoquer les sensations parisiennes.


"Lecteur, suis-moi. Lecteur, je tombe à tes pieds pour que tu me suives. Mon itinéraire sera facile. Tu quittes les gouttelettes qui venaient te retrouver, tu t'achemines vers la place de la Concorde, tu montes sur le trottoir de gauche. Te voici, nous voici. Miracle du silence le long du bruit. Lecteur, nous dirons : nous montions sur le trottoir, nous sautions à pieds joints dans le silence. Un long, long foulard de soie naturelle resserré entre le pouce et l'index. Nous le tirons. C'est la caresse par l'étranglement, c'est la réalité d'un nouveau silence ce soir dans l’anneau du pouce et de l’index. Lecteur, suis-nous encore." P. 216


Violette Leduc n’est pas tendre avec elle-même et ressent le besoin de s’adresser au lecteur pour que celui-ci continue sa lecture : elle se décrit en narratrice capricieuse et dépressive à travers ses lamentations, supplications et délectations et détaille ainsi un grand portrait pathologique d’elle-même, fait de répétitions mortifères de l’échec dans ses relations aux autres. Mais elle le fait dans une prose poétique aux échos baudelairiens qui entraîne la lecture. Et lorsque vient la séparation, la plainte laisse place à des considérations sur Pythagore, donnant sa force performative et créatrice à l’acte d’écriture...


Autre surprise, une visite dans la librairie d’Adrienne Monnier rue de l’Odéon nous vaut un bref portrait de la maîtresse des lieux en paysanne d’un autre siècle, à une époque où l’on venait à la librairie pour emprunter des livres sur abonnement : Paul Valéry, James Joyce, Raymond Queneau ne sont pas loin et Sylvia Beach fait une apparition.


Plus loin, c’est Jean Gabin et Prévert que la narratrice croisera dans un couloir : cela marque l’époque – les années 30 – dont Leduc esquisse le portrait très parisien... D’autres moments saisissants – la rencontre avec Maurice Sachs, par exemple – parsèment ce livre étonnant, un pavé dont la lecture reste jusqu’au bout peu confortable et pourtant passionnante. 


"La gare végétait, mais un chariot, la bascule, un porteur, un flâneur, le guichet fermé, l'étiquette d'une valise enregistrée, la poussière qui habillait la gare de mélancolie surannée, me prédisaient : elle vient. Le volet de fer de la librairie proposait la méditation, le tramway avec son timbre et le refrain des essieux ajoutait de la frivolité aux petits déplacements.

L'employé a ouvert la porte, les rails ont suggéré le regard des oiseaux nocturnes. Toute la ville somnolait au-delà des quais. Les premiers voyageurs appartenaient encore au train, aux panoramas.

Je voyais la vitesse dans leurs yeux récurés. Isabelle apparut la dernière. Sans me regarder. Ses cheveux sages, sa robe simple, ses gants de provinciale me grisaient. L'austérité dans la gare donnait un appétit considérable à mes entrailles. Elle présenta son billet avec une bonne volonté d'élève, elle se tourna enfin de mon côté."


Violette Leduc – La Bâtarde – L'Imaginaire Gallimard n° 351