jeudi 2 octobre 2025

Forgeron de ma douleur

Violette Leduc - La bâtarde 1964
Violette Leduc (1907-1972) a publié "La bâtarde" en 1964. Ce livre autobiographique est préfacé par Simone de Beauvoir, qui a été l’une des premières à soutenir l’autrice. 


Le style Leduc est d’abord fait de phrases courtes, il donne un rythme saccadé à la lecture et une impression d’urgence du discours. La jeune Violette est une survivante de la misère, de la maladie, des errances d'une mère fragile, mais elle écrit sans plainte ni misérabilisme.


L’incomplétude de ses rapports aux autres (non perçus dans leur totalité) s’exprime dans la métonymie et dans l’ironie, dans un lien fragmenté et distancié avec ce qui lui arrive. C’est dans le récit des amours lesbiennes que le texte reprend la pente métaphorique, que le corps se reconstitue dans l’apprentissage de l’identité et de l’altérité, donnant à la narration une profondeur poétique, sensuelle et inattendue.


La théâtralisation des dialogues entre les amantes – qui rappelle parfois certains textes du Nouveau Roman – renforce la dramatisation des passions et l’universalité du propos.

Le style se fait parfois un peu plus lyrique dans les descriptions, mais sans en rajouter. Lorsque la narratrice se met à travailler dans l’édition, on croise dans les couloirs les ombres de Paul Bourget, de Gabriel Marcel, de Henry Bordeaux, Maurice Barrès, Rosamond Lehmann... tandis que la jeune employée rêve de Tolstoï, de Dostoïevski et des surréalistes, de Proust, de Radiguet et Artaud... 


C’est dans cet entre-deux, cet espace, cette faille qu’elle commence à écrire et à témoigner d’une époque, esquissant quelques brefs portraits de Julien Green ou Georges Bernanos, et surprenant le lecteur par quelques pages sans ponctuation pour évoquer les sensations parisiennes.


"Lecteur, suis-moi. Lecteur, je tombe à tes pieds pour que tu me suives. Mon itinéraire sera facile. Tu quittes les gouttelettes qui venaient te retrouver, tu t'achemines vers la place de la Concorde, tu montes sur le trottoir de gauche. Te voici, nous voici. Miracle du silence le long du bruit. Lecteur, nous dirons : nous montions sur le trottoir, nous sautions à pieds joints dans le silence. Un long, long foulard de soie naturelle resserré entre le pouce et l'index. Nous le tirons. C'est la caresse par l'étranglement, c'est la réalité d'un nouveau silence ce soir dans l’anneau du pouce et de l’index. Lecteur, suis-nous encore." P. 216


Violette Leduc n’est pas tendre avec elle-même et ressent le besoin de s’adresser au lecteur pour que celui-ci continue sa lecture : elle se décrit en narratrice capricieuse et dépressive à travers ses lamentations, supplications et délectations et détaille ainsi un grand portrait pathologique d’elle-même, fait de répétitions mortifères de l’échec dans ses relations aux autres. Mais elle le fait dans une prose poétique aux échos baudelairiens qui entraîne la lecture. Et lorsque vient la séparation, la plainte laisse place à des considérations sur Pythagore, donnant sa force performative et créatrice à l’acte d’écriture...


Autre surprise, une visite dans la librairie d’Adrienne Monnier rue de l’Odéon nous vaut un bref portrait de la maîtresse des lieux en paysanne d’un autre siècle, à une époque où l’on venait à la librairie pour emprunter des livres sur abonnement : Paul Valéry, James Joyce, Raymond Queneau ne sont pas loin et Sylvia Beach fait une apparition.


Plus loin, c’est Jean Gabin et Prévert que la narratrice croisera dans un couloir : cela marque l’époque – les années 30 – dont Leduc esquisse le portrait très parisien... D’autres moments saisissants – la rencontre avec Maurice Sachs, par exemple – parsèment ce livre étonnant, un pavé dont la lecture reste jusqu’au bout peu confortable et pourtant passionnante. 


"La gare végétait, mais un chariot, la bascule, un porteur, un flâneur, le guichet fermé, l'étiquette d'une valise enregistrée, la poussière qui habillait la gare de mélancolie surannée, me prédisaient : elle vient. Le volet de fer de la librairie proposait la méditation, le tramway avec son timbre et le refrain des essieux ajoutait de la frivolité aux petits déplacements.

L'employé a ouvert la porte, les rails ont suggéré le regard des oiseaux nocturnes. Toute la ville somnolait au-delà des quais. Les premiers voyageurs appartenaient encore au train, aux panoramas.

Je voyais la vitesse dans leurs yeux récurés. Isabelle apparut la dernière. Sans me regarder. Ses cheveux sages, sa robe simple, ses gants de provinciale me grisaient. L'austérité dans la gare donnait un appétit considérable à mes entrailles. Elle présenta son billet avec une bonne volonté d'élève, elle se tourna enfin de mon côté."


Violette Leduc – La Bâtarde – L'Imaginaire Gallimard n° 351

 


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