Violette
Leduc (1907-1972) a publié "La bâtarde" en 1964. Ce
livre autobiographique est préfacé par Simone de Beauvoir, qui a
été l’une des premières à soutenir l’autrice.
Le
style Leduc est d’abord fait de phrases courtes, il donne un rythme
saccadé à la lecture et une impression d’urgence du discours. La
jeune Violette est une survivante de la misère, de la maladie, des
errances d'une mère fragile, mais elle écrit sans plainte ni
misérabilisme.
L’incomplétude
de ses rapports aux autres (non perçus dans leur totalité)
s’exprime dans la métonymie et dans l’ironie, dans un lien
fragmenté et distancié avec ce qui lui arrive. C’est dans le
récit des amours lesbiennes que le texte reprend la pente
métaphorique, que le corps se reconstitue dans l’apprentissage de
l’identité et de l’altérité, donnant à la narration une
profondeur poétique, sensuelle et inattendue.
La
théâtralisation des dialogues entre les amantes – qui rappelle
parfois certains textes du Nouveau Roman – renforce la
dramatisation des passions et l’universalité du propos.
Le
style se fait parfois un peu plus lyrique dans les descriptions, mais
sans en rajouter. Lorsque la narratrice se met à travailler dans
l’édition, on croise dans les couloirs les ombres de Paul Bourget,
de Gabriel Marcel, de Henry Bordeaux, Maurice Barrès, Rosamond
Lehmann... tandis que la jeune employée rêve de Tolstoï, de
Dostoïevski et des surréalistes, de Proust, de Radiguet et
Artaud...
C’est
dans cet entre-deux, cet espace, cette faille qu’elle commence à
écrire et à témoigner d’une époque, esquissant quelques brefs
portraits de Julien Green ou Georges Bernanos, et surprenant le
lecteur par quelques pages sans ponctuation pour évoquer les
sensations parisiennes.
"Lecteur,
suis-moi. Lecteur, je tombe à tes pieds pour que tu me suives. Mon
itinéraire sera facile. Tu quittes les gouttelettes qui venaient te
retrouver, tu t'achemines vers la place de la Concorde, tu montes sur
le trottoir de gauche. Te voici, nous voici. Miracle du silence le
long du bruit. Lecteur, nous dirons : nous montions sur le trottoir,
nous sautions à pieds joints dans le silence. Un long, long foulard
de soie naturelle resserré entre le pouce et l'index. Nous le
tirons. C'est la caresse par l'étranglement, c'est la réalité d'un
nouveau silence ce soir dans l’anneau du pouce et de l’index.
Lecteur, suis-nous encore." P. 216
Violette
Leduc n’est pas tendre avec elle-même et ressent le besoin de
s’adresser au lecteur pour que celui-ci continue sa lecture : elle
se décrit en narratrice capricieuse et dépressive à travers ses
lamentations, supplications et délectations et détaille ainsi un
grand portrait pathologique d’elle-même, fait de répétitions
mortifères de l’échec dans ses relations aux autres. Mais elle le
fait dans une prose poétique aux échos baudelairiens qui entraîne
la lecture. Et lorsque vient la séparation, la plainte laisse place
à des considérations sur Pythagore, donnant sa force performative
et créatrice à l’acte d’écriture...
Autre
surprise, une visite dans la librairie d’Adrienne Monnier rue de
l’Odéon nous vaut un bref portrait de la maîtresse des lieux en
paysanne d’un autre siècle, à une époque où l’on venait à la
librairie pour emprunter des livres sur abonnement : Paul Valéry,
James Joyce, Raymond Queneau ne sont pas loin et Sylvia Beach fait
une apparition.
Plus
loin, c’est Jean Gabin et Prévert que la narratrice croisera dans
un couloir : cela marque l’époque – les années 30 – dont
Leduc esquisse le portrait très parisien... D’autres moments
saisissants – la rencontre avec Maurice Sachs, par exemple –
parsèment ce livre étonnant, un pavé dont la lecture reste
jusqu’au bout peu confortable et pourtant passionnante.
"La
gare végétait, mais un chariot, la bascule, un porteur, un flâneur,
le guichet fermé, l'étiquette d'une valise enregistrée, la
poussière qui habillait la gare de mélancolie surannée, me
prédisaient : elle vient. Le volet de fer de la librairie proposait
la méditation, le tramway avec son timbre et le refrain des essieux
ajoutait de la frivolité aux petits déplacements.
L'employé
a ouvert la porte, les rails ont suggéré le regard des oiseaux
nocturnes. Toute la ville somnolait au-delà des quais. Les premiers
voyageurs appartenaient encore au train, aux panoramas.
Je
voyais la vitesse dans leurs yeux récurés. Isabelle apparut la
dernière. Sans me regarder. Ses cheveux sages, sa robe simple, ses
gants de provinciale me grisaient. L'austérité dans la gare donnait
un appétit considérable à mes entrailles. Elle présenta son
billet avec une bonne volonté d'élève, elle se tourna enfin de mon
côté."
Violette
Leduc – La Bâtarde – L'Imaginaire Gallimard n° 351
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