Allez,
voici ce qu'écrit Virginia Woolf dans son journal le 5 août 1920 à
propos de Don Quichotte :
"Je vais essayer de dire ce que me suggère la lecture de Don Quichotte
après diner. Avant tout, je pense qu'en ce temps-là on écrivait des
histoires pour amuser des gens assis autour du feu, et qui n'avaient pas
les mêmes ressources que nous pour se distraire. On les imagine assis
en rond, les femmes filant au rouet, les hommes perdus dans leurs songes
; on leur raconte une histoire gaillarde, fantasque et délicieuse comme
à de grands enfants. Il me semble que c'est à cela qu'a visé Cervantès :
nous amuser à tout prix. Et pour autant que je puisse en juger, la
beauté, la pensée s'y ajouta d'elles-mêmes, sans qu'il y prît garde. Je
vois un Cervantès à peine conscient du sens profond de l'ouvrage, et
créant un Don Quichotte bien différent de celui que nous imaginons. En
vérité, voici la question que je me pose : la tristesse, la satire, dans
quelle mesure nous appartient-il de les éprouver sans que cela ait été
voulu ? Ou bien ces grandes figures possèdent elles le pouvoir de
changer selon les générations qui les observent ? Je dois reconnaître
qu'une grande partie du récit est ennuyeuse. Mais non, pas beaucoup. Un
peu seulement, à la fin du premier volume, qui est manifestement un
conte destiné à nous divertir. Si peu de choses dites, tant de choses
inexprimées, comme s'il n'avait pas voulu développer tel aspect de
l'histoire ; la scène des galériens en marche par exemple. Cervantès
a-t-il senti toute la beauté, toute la tristesse de ce passage comme je
la sens moi-même ? Voilà deux fois que j'écris le mot tristesse.
Cela tient-il essentiellement à notre conception moderne ? Et pourtant,
comme il est merveilleux de larguer la voile et de se laisser emporter
sur les eaux au souffle d'une grande histoire, comme cela se produit
pendant toute la première partie. Je soupçonne l'épisode
Fernando-Cardino-Lucinda d'être un récit courtois dans le goût de
l'époque, et en ce qui me concerne, ennuyeux. Je lis aussi en ce moment
Ghoa le Simple, brillant, frappant, intéressant, et en même temps si
sec, si tiré à quatre épingles. Avec Cervantès, tout est là, en suspens
si vous voulez, mais profond, atmosphérique. Des êtres vivants,
projetant des ombres, solides, colorés, comme dans la vie. Au lieu de
cela, les Égyptiens, comme la plupart des écrivains français, vous
donnent une pincée de poussière essentielle, beaucoup plus nette et
mordante, mais aussi bien moins enveloppante et spacieuse. Seigneur,
qu'est-ce que j'écris là ! Toujours ces images..."
Cervantès. Don Quichotte I et II. Folio classique Gallimard.
Virginia Woolf. Journal. 10/18
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