Ça
commence dans un cimetière débordant en 1786, en passant par les
catacombes et le Panthéon, ça se termine avec la mort de Satan et celle
de Baudelaire en 1867.
Muray propose une histoire littéraire du XIXème siècle en vue de mieux
comprendre celle du XXème. "Pour voir où nous en arrivons, ce sont les
hauts-fonds qu'il faut explorer, chercher patiemment les boîtes noires
des vieux engins tombés en mer qui "bipent" encore cent ans après." p.
203
Le point de vue, celui d'une époque hantée par la mort et l'occultisme,
est original et la prose somptueuse de l'auteur, classé par Antoine
Compagnon parmi les "Antimodernes" et par Lindenberg parmi les "nouveaux
réactionnaires", nous entraîne dans un maelström culturel étonnant et
érudit, et passe en revue les auteurs choisis : Comte, Michelet, Hugo,
Baudelaire, Renan, Balzac, etc.
Ça part dans tous les sens et c'est assez baroque au point qu'on s'y
perd parfois, qu'on se demande de quoi il parle. Son obsession de vouloir à tout prix relier socialisme et occultisme
n'est pas vraiment convaincante mais à coup sûr, on a là une revue
littéraire beaucoup plus caustique et stylée que chez Lagarde et
Michard, Émile Faguet ou Sainte-Beuve, et nettement moins précise que
Michel Foucault pour la partie histoire des idées...
Mais voir dans l'Hyperion de Hölderlin "une sorte de socialisme primitif
inconditionnel" paraît à côté de la plaque. (p. 437)
Le chapitre sur Auguste Comte nous fait découvrir la "folie" de
celui-ci, le délire sur lequel s'est achevé le positivisme, et rien que
ces pages étonnantes valent le détour.
Plus loin (p. 187), le propos prend un tour comique avec Chateaubriand :
"Les Mémoires d'outre-tombe sont la seule tombe proclamée telle qui ne
soit pas en même temps une outre. Où la mémoire passe vraiment outre à
la tombe pleine comme une outre."
On appréciera aussi le passage sur Huysmans, les pages sur Ernest Renan
et le beau final sur Baudelaire.
Les 700 pages de ce "XIXème siècle à travers les âges" sont un livre un
peu fou visant à mieux comprendre d'où viennent les folies du XXème
siècle. Il est possible qu'elles donnent quelques pistes pour aborder ce
XXIème siècle marqué par le retour de l'occulte, du caché, du complot
et de l'altération de la vérité. Ces pages constituent une expérience de
lecture à la fois jouissive et éprouvante, aussi folle que ce texte. On
ne s'étonne donc pas de retrouver plusieurs fois dans ce livre une
référence rare au fou littéraire Jean-Pierre Brisset.
Exemple.
" La monotonie brillante et roulante, assommante et formidable,
malaxante et géologique de Hugo ne cesse de tourner autour de cette
affaire. Je ne sais pas dans quel état il faut être aujourd'hui pour
accepter de se laisser glisser naturellement dans ses marées
d'alexandrins, ses incantations, son vaudou dixneuviémien. Hugo ne fait
pas de poésie ou de prose. Il rame. Barque de Dante, Styx romantique.
Rythme des démons ensorceleurs, Conjurations. Exhortations. Il essaye de
faire de la magie, de sonder l'avenir par mantras, contraindre le futur
à apparaître. Ses esprits, ses divinités. Les enchaîner comme Apollon,
dieu des rythmes, enchaînait les déesses du destin. Rythme,
étymologiquement, significe aussi enchaîner. L'alexandrin de Hugo se
déroule comme des chaines serpentant. Dans un éternel retour
éternellement poétique. Un bruit de lasso métaphysique. Infatigablement,
c'est l'océan homogène, euphorique et unitaire. Le ramage des pesants
coups de rames. Hugo est un honnête travailleur des mers, il a inventé
en somme l'alexandrin- métempsycose. Transmigration en douze syllabes.
Samsara à l'hémistiche. La fortune de l'alexandrin commence au 16
siècle, c'est le vers français par excellence. Et au fond, ce succès
incroyable et perpétuellement confirmé d'une des valeurs les plus
solides (même attaquée par la modernité comme elle l'a été) de notre
patrimoine, n'a jamais été réellement analysé. L'alexandrin est la
figure prosodique parfaite correspondant au réincarnationnisme général
de la communauté. Normal par conséquent qu'il occupe la première place
au 19 siècle. Et que Hugo n'arrive en somme, avec sa versification
colossale, que pour dévoiler par ses vers de douze pieds indéfiniment
recommencés la religion passionnelle de la métempsycose qui est devenue
le culte naturel de la nouvelle société. La réincarnation parle
français. Presque tout le 19ème s'exprime au fond en alexandrins, même
lorsqu'il s'agit de prose. Et il continue encore au 20ème : il suffit de
penser à l'œuvre d'un Aragon, le soviétisme à la française dans le
surenchérissement des douze pieds... Inutile de s'étonner. Il est dans
la logique du dispositif dont j'essaie d'évoquer les replis et les
profondeurs que le socialisme stalinien soit entré comme chez lui dans
la versification métempsycotique à l'égyptienne, à l'orphique ou à la
pythagoricienne. Ou à l'indienne. Ou à la néoplatonicienne. En tout cas
pas à la biblique ni à la catholique. C'est Aragon qui, de nos jours, a
fait tourner le moulin à prières des alexandrins. Justement pas Claudel,
poète chrétien imprégné des Psaumes, Des deux, c'est par conséquent
Aragon, poète officiel du Parti communiste, qui s'intègre le mieux à
notre histoire des religions..."
Page 332
Muray, Philippe - Le XIXème siècle à travers les âges - Tel Gallimard
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