mercredi 17 janvier 2024

Lire sur le dire

Philippe Forest nous offre à nouveau un beau texte sur la littérature, après le très beau "Beaucoup de jours" sur l'Ulysse de Joyce (2022), avec ici un ensemble d'écrits qui vient compléter son "Histoire de Tel Quel" parue en 1995. 
Forest redéfinit d'abord le concept d'avant-garde en le différenciant de celui de modernité. Cela lui permet de lancer son projet de "questionner le moment présent afin de découvrir les conditions de possibilité d'une parole littéraire qui ne renonce pas à l'exigence du vieil idéal moderne." Il s'agit d'une réévaluation critique de la production littéraire contemporaine dans laquelle "l'amnésie administrée, l'inculture cultivée qui sont désormais la règle dans le monde des lettres et qui enjoignent à tout écrivain d'afficher les signes rassurants d'une ignorance consensuelle contribuent à prohiber de plus en plus la possibilité de cette pensée" (celle de lire et écrire). 
Vision critique, donc, de la production littéraire contemporaine encore figée sur les modèles du XIXème siècle sans prise en compte des avant-gardes successives du XXème. Forest déploie donc une histoire de l'art du XIXème siècle et du XXème siècle pour montrer en quoi l'œuvre d'art procède à la fois d'une esthétique de la représentation et de l'anti-représentation et invite à penser les catégories de "réel", de "moderne" et de "texte" dans des chapitres parfois difficiles mais toujours en bonne compagnie : Hölderlin, Flaubert, Mallarmé, Proust, Michel Foucault, Bataille, Blanchot, Philippe Sollers, Julia Kristeva et bien d'autres... 
Démontant le modèle téléologique linéaire de l'histoire de la littérature moderne, il en montre les mouvements de balancier entre retour à l'ancien ou recherche du nouveau, décrivant ainsi la complexité des moments et des mouvements. Ainsi, l'idée que les avant-gardes auraient trouvé leur fin lors des années 80 n'est pas si simple, Forest montrant que le "réel" n'a jamais été absent des expérimentations des années 60-70 et que l'expérimentation littéraire n'a pas disparu la décennie suivante. Il décrit donc une intéressante histoire intellectuelle des soixante dernières années en se gardant de jugements définitifs et en précisant la forme qu'elle prend récemment dans le champ de la littérature, celle d'un apparent retour en arrière, d'un retour à la dimension psychologique du roman et à sa dimension réaliste : une histoire passant par Sollers, arrivant jusqu'à Michon, Ernaux, Quignard et quelques autres. 
Un livre passionnant - qui nous donne quelques repères dans une littérature qui a désormais intégré les règles du Spectacle - dont les plus belles pages sont celles consacrées à Roland Barthes, livre d'un écrivain qui est probablement un auteur et essayiste majeur de notre époque.
 
Philippe Forest. Rien n'est dit. Fiction et Cie, Seuill 2023
 
 

 

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