mercredi 17 janvier 2024

Woolf 1915 : eaux mêlées

Le premier roman de Virginia Woolf - au titre français si beau - interroge le rapport à la réalité d'une société lorsque celle-ci est corsetée par les traditions, les préjugés, les rituels, les inégalités.  
"Qu'est-ce que la vérité ? dit-elle tout haut, voilà ce que je voudrais savoir. Quelle est la vérité dans tout cela ?" p.163 
Le livre questionne la place qu'une femme peut occuper dans une telle société quand elle commence à penser, même timidement et discrètement, l'aveuglement de ses pairs devant le réel et la prison que constitue la comédie sociale de son époque, et c'est une leçon qui vaut pour tous les temps. 
Mais le livre n'est pas un pensum sinistre : Woolf aime ses personnages et les fait aimer aux lecteurs, même dans leurs insuffisances, grâce à un style somptueux et une narration précise enrobée d'une ironie discrète. Un style dans lequel chaque séquence est un tour de force d'écriture, un morceau de bravoure littéraire. 
"Qu'est-ce que vous regardez ? demanda-t-il. Un peu surprise, elle répondit pourtant sans hésiter :   - Des êtres humains." p. 178 
Virginia, dans son premier roman, explore à sa manière les limites de la représentation de la réalité, limites qu'elle repoussera encore plus loin dans ses livres suivants, mais qu'elle déploie déjà avec une grande maîtrise dans ce premier récit, dans lequel apparaît avant l'heure Clarissa Dalloway. 
"Il n'a pas l'air solide, dit avec compassion Mrs. Chailey, tout en aidant Helen à pousser et à transporter des meubles. C'est la faute des livres, soupira Helen qui soulevait, entre le sol et l'étagère, une pile de volumes rébarbatifs. Du grec depuis le matin jusqu'au soir. Si jamais Miss Rachel se marie, priez Dieu pour qu'elle épouse un illettré." p.49
 
"On ne lit un roman que pour savoir à quelle espèce de gens appartient l'auteur, ou bien, si on le connaît déjà, pour voir lequel de ses amis il a fait figurer là-dedans. Quant au roman proprement dit, à sa conception générale, à la façon  dont l'auteur a vu, a senti son sujet, l'a présenté dans ses rapports avec le reste - entre un million d'individus, pas un n'en a le moindre souci. Et pourtant, je me demande parfois s'il existe au monde quelque chose d'autre qui vaille la peine de s'y appliquer." p.278
 
Virginia Woolf. La traversée des apparences. GF 2021
 
 

 

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