Philippe Sollers - La Deuxième Vie - Gallimard 2024
Voici, publié à titre posthume, le dernier livre de Sollers postfacé par Julia Kristeva, un court texte d'une densité et d'une concentration exceptionnelles, écrit (une photo du manuscrit dans le livre) et dicté jusqu’à la fin, dans lequel on retrouve bon nombre des thèmes de son œuvre passée.
Le livre est placé sous l'exergue de Sade (Juliette), c'est à dire dans la filiation d’une écriture de la liberté absolue et sous la protection des femmes, avec une citation dont ça n'est pas la première fois qu'on la lit dans l’œuvre de Sollers nous semble-t-il : "Le passé m'encourage, le présent m'électrise, je crains peu l'avenir". Sade dont Sollers rappelle qu’il est « inimaginable dans une autre langue que le français ». Ce texte est aussi compagnon de l’insomnie, donc de l’éveil : l’acuité de tous les sens de l’écrivain est énergiquement activée comme un pied de nez envers la mort, la vraie vie c’est la littérature, et la vivacité : « C’est d’un vif mouvement que la mer se mêle au soleil ».
Le passé, pour Sollers, c'est ici Sade, mais aussi Rimbaud et Picasso ; c'est la trinité de ce texte, mais il y en a eu beaucoup d'autres dans ses livres : Dante, Joyce, Proust ou bien Cézanne, De Kooning, Rothko, ou encore Montaigne, Voltaire, Diderot ; mais encore Flaubert, Baudelaire, Ponge ; sans oublier Bach, Haëndel, Mozart ; ainsi que la Sainte Trinité accompagnée par la Vierge Marie, etc. C'est l'objet de sa "Guerre du Goût" incessante, tout entière vouée à l'art dans ses plus hautes expressions, dans un combat intellectuel vaillant, parfois orgueilleux et insolent, contre la dépression contemporaine et l’ignorance époquale.
Le présent, c'est le lieu du regard ironique porté sur la déliquescence du temps et le cinéma social, le spectacle permanent d'une "époque qui préfère la copie à l'original", et si l'on ne partage forcément tous les avis de Sollers (son rejet de la littérature de Ernaux, son semblant d'acceptation ambiguë de celle de Houellebecq, sa réhabilitation de la télévision face au cinéma), on reste électrisé par ses visions acerbes de l'époque souvent teintées d'humour, et il ne faut jamais l'oublier avec lui, d'ironie : "La bêtise est surinformée à cause de son ignorance" et d’une manière malicieuse, il fantasme un grand remplacement qui est celui des hommes par les femmes. Rester électrisé par le présent, c'est cela qui importe.
L'avenir, c'est la mort, vue comme "une condamnation éternelle à l'ennui" : Sollers préfère donc vivre une Deuxième Vie, accordée par un nouveau Dieu rimbaldien sous la forme d’illuminations, en parallèle à la première et la prolongeant, une Deuxième Vie faite de révélations de l'expérience des limites, surtout celles de la littérature, de la peinture et de la musique. On se souvient que Sollers a choisi son pseudonyme en lui prêtant l'étymologie : "Tout entier art".
L’expérience des limites pour Sollers, c’est bien sur celle des grandes écritures qu’il promeut dans son livre de 1968 (L’écriture et l’expérience des limites – Points Seuil N° 24) : Dante, Lautréamont, Mallarmé, Sade, Artaud, Bataille. C’est aussi le fait de porter le roman jusqu’à son évanescence : un narrateur qui se confond plus ou moins avec l’auteur ; peu de personnages tout juste nommés, souvent des femmes ; un récit minimal qui est surtout l’occasion de réflexions critiques sur l’art et la société contemporaine.
Sur son lit de mort, Sollers relit le dernier chant de la Divine Comédie de Dante, dans la traduction de Jacqueline Risset, et ne cesse pas de rire du conformisme ambiant, de "l'ensemble d'agrégats massifs d'illusions" de l'époque ; après avoir longtemps expérimenté, avec Joyce, "le silence, l'exil et la ruse", il promeut ici, non sans humour, l'impassibilité, la clarté, l'agilité et la subtilité du Corps Glorieux et se moque de lui-même : "Je n'ai pas été un bon saint lors de ma première vie, mais j'en suis un très convenable dans ma Deuxième".
Le Paradis de Sollers, c'est l'un de ses livres les plus beaux, c'est aussi celui de Dante, et aujourd'hui celui de Rimbaud, ce "jeune poète français" qui n'a jamais cessé d'illuminer l’œuvre du maître de Ré : "L'essentiel est qu'ici tout est fluide, que le jour et la nuit s'équivalent, que le soleil et la mer sont perçus comme de même nature".
Libre choix, vibration, lumière en sont les conséquences ou les supports. Les lumières sont celles du XVIIIème siècle cher à Sollers, mais aussi celles de la lagune de Venise, des promenades en bonne compagnie le long des Zattere et devant les tableaux de Tiepolo, celles encore d'une île de l'atlantique aux bleus légers faisant se confondre la mer et le ciel, l'air et la terre.
L'approche de la mort, c'est celle d'un trou noir dans l'univers (parmi les étoiles du paradis dantesque ? : « l’amour qui meut le soleil est les autres étoiles. »), mais aussi et surtout l'affirmation d'un regard singulier porté sur une mort n'appartenant qu'à celui qui la vit, "une disparition ultra personnelle dont la singularité n'apparaît dans aucun classement connu".
La dernière phrase du livre semble contenir un hommage discret de Sollers à sa femme Julia Kristeva ("Soleil noir" est le titre d'un de ses livres), l’image est à la fois glaçante et pleine de lumière : "Si le néant est là, il est là, en train de voir le monde éclairé par un soleil noir".