mardi 28 mai 2024

Arrêtez, inhumains !

Jean Racine (1639-1699) – La Thébaïde (1664)

Jocaste a peur. Elle redoute l'affrontement annoncé de ses deux fils, Étéocle et Polynice, dont le duel inévitable est l'une des conséquences de son union incestueuse avec Œdipe.

« Ô toi soleil, ô toi, qui rends le jour au monde,

Que ne l’as-tu laissé dans une nuit profonde ? »

Traumatisée par la marche inéluctable du destin de la tragédie des Labdacides, elle préférerait que le soleil ait laissé le monde dans l’obscurité. Elle préférerait ne pas voir. Comme Œdipe, qui lui, a préféré ne plus voir, elle voudrait que la mort lui ferme les yeux à jamais. C’est l’apparition de l’admirable Antigone, la fille et la sœur, qui pousse Jocaste à l’action, et à regarder le monde.

Elle voit le monde, elle voit les traces de sang sur le manteau d’Étéocle, mais ça n’est pas encore celui de Polynice. Pas encore : répit cruel de l’action théâtrale, qui a besoin de prolonger la souffrance de ses personnages, pour augmenter la jouissance de ses spectateurs.

« Mais il ne tient qu’à vous si l’honneur vous anime,

De nous donner la paix, sans le secours d’un crime »

Elle se trompe : ça n’est pas une question d’honneur, mais plutôt, comme toujours, de domination et de pouvoir sans partage. Sous l’habit de la démocratie, c’est la puissance et la violence qui déchaînent la démesure, l’Hubris grecque qui révèle le moteur inlassable du drame humain, la haine de l’autre.

La tempérance et la bienveillance sont du côté du féminin : heureusement que ces frères ont des mères et des sœurs pour tenter – elles y échouent - de les empêcher de s’entre-tuer. Elles sont la respiration de la tragédie.

« L’innocence vaut bien qu’on parle pour elle »

Elle croit en l’innocence de la jeunesse, alors que Créon et tous les autres hommes pensent que les fils sont tous coupables et sont par avance condamnés. L’oracle enfonce le clou et l’acte théâtral est la porte de l’enfer. Les déclarations d’amour entre Antigone et Hémon n’empêcheront pas le rideau de tomber.

« Est-ce au peuple, Madame, à se choisir un maître? »

Le masque tombe. L’amour n’a aucune chance de faire la loi, le désir ne peut rien choisir : seul le sang parle, seule la tyrannie apporte la satisfaction aux mâles dominants. La pulsion de mort est à l’œuvre, entraîne son moteur mortifère et destructif dans la répétition.

« Tout ce que je puis faire, hélas ! C’est de mourir. »

Dans la tragédie, Éros n’a aucune chance. Seule la discorde satisfait ceux qui disent que c’est toujours l’autre le tyran : c’est ainsi qu’il y aura toujours des maîtres et des esclaves.

« Arrêtez, a-t-il dit, arrêtez inhumains »

Seul le sacrifice, l’entrée en scène d’un humaniste suicidaire (Ménécée), peut faire reculer les belligérants : mais ça n’est que pour un temps, et ce don de soi s’avère inutile. C’est l’erreur des femmes, de Jocaste et Antigone, de croire que le don de l’agneau apaisera ceux qui sont des loups pour les hommes.

« Ô dieux ! Aimer un frère est-ce un plus grand effort,

Que de haïr la vie et courir à la mort? »

Rien de ce qui est humain n’est étranger à Jean Racine. La beauté des vers raciniens continue de nous parler aujourd’hui du monde comme il va, et tout ce que nous pouvons faire, du moins en tant que lecteurs, c’est le lire et relire, parce que cela nous fait du bien...

Thébaïde - Jean Racine

Jean Racine - Oeuvres complètes


 

mercredi 22 mai 2024

Saga des intellectuels 2

François Dosse - Saga des intellectuels français - 2. L'avenir en miettes, 1968-1989

Gallimard Folio Histoire N°337

Dans ce deuxième volume de son histoire intellectuelle de la France de la deuxième partie du XXème siècle, volume portant le portrait de Michel Foucault en couverture, François Dosse commence par nous raconter en détails l'aventure de mai 1968.

Il le fait en nous contant quelques épisodes célèbres, mais d'autres moins connus, comme ceux mettant en avant le rôle des catholiques ou des protestants dans le mouvement, et dessine ensuite une nouvelle figure de l'intellectuel avec notamment le développement de l’œuvre de Michel Foucault, le retour de l'histoire au premier plan ainsi que les avancées du féminisme.

Il évoque aussi le désarroi des intellectuels après la chute des totalitarismes, décrit les nouvelles pensées de l'antitotalitarisme (les nouveaux philosophes) et la naissance des actions humanitaires. Il le fait avec précision, sans concessions, c'est parfois féroce.

Il esquisse enfin la description de la vie intellectuelle après la disparition des grands penseurs (Sartre, Lacan, Aron) au début des années 80 en proposant de "résister au scepticisme" devant la "montée de l'insignifiance".

Cette saga passionnante des intellectuels français est ou bel outil pour mieux comprendre le passé, mais aussi l'avenir. Elle donne des outils et des repères dans une narration entraînant l'excitation et la vitesse de la lecture. 

Saga des intellectuels 2

 

Saga des intellectuels 1

François Dosse - La sage des intellectuels français - 1. A l'épreuve de l'histoire, 1944-1968

Gallimard Folio Histoire N° 336

Après sa fameuse "Histoire du structuralisme" publiée en 1991 et 1992, voici encore plus vaste et passionnante l'histoire intellectuelle de la France de la deuxième moitié du XXème siècle rédigée par l'historien des idées François Dosse, une époque qui semble être une sorte d'âge d'or de la figure de l'intellectuel engagé.

Le génial François Dosse narre d'abord, dans ce premier volume arborant la photo de Sartre en couverture, l'aventure de l'existentialisme, rythmée par les ruptures de Sartre avec Camus, Aron, Lefort et Merleau-Ponty. Puis vient assez vite, après un beau chapitre concernant Simone de Beauvoir, le récit de la mainmise effrayante de l'idéologie communiste sur l'intelligentsia française pendant les années 50 et de la manière dont celle-ci s'en est libérée à partir de 1956.

Le livre n'évoque pas que l'intelligentsia de gauche, il parle aussi de l'autre côté : de l'épuration d'après guerre, mais aussi des grands auteurs ayant gravité autour de Charles de Gaulle, Mauriac et Malraux. Plus loin, et c'est plus surprenant et moins connu, Dosse fait aussi le récit du Concile Vatican II (1962-1965) et de ses conséquences sur la vie intellectuelle française de l'époque.

Un moment préféré dans ce récit foisonnant ? Sans nul doute celui de la parution et la réception d'un des grands livres du siècle, "Tristes Tropiques" de Claude Levi-Strauss en 1955. Mais d'autres événements éditoriaux sont aussi fabuleux : la publication des "Mythologies" de Roland Barthes, celles des "Écrits" de Jacques Lacan, etc. Les événements fameux ne manquent pas : "L'existentialisme est un humanisme" de Sartre, "Le mythe de Sisyphe" de Camus, "Le Deuxième sexe" de Beauvoir, "L'histoire de la folie" de Foucault... Un oubli que l'on regrette : l'évocation du livre de Jean Malaurie, "Les derniers de Thulé" en 1955...

Après bien d'autres épisodes, ce livre nous mène à toute allure jusqu'à la veille des évènements de Mai 1968 : ce premier volume de plus de 800 pages se dévore à grandes enjambées (rires). 

Saga des intellectuels volume 1

 

 

mardi 7 mai 2024

Survivre en Littérature

Salman Rushdie - Le couteau - Gallimard 2024

Survivant à une fatwa depuis trente-cinq ans puis à un récent attentat, Salman Rushdie dédie ses "Réflexions suite à une tentative d'assassinat" aux hommes et aux femmes qui lui ont sauvé la vie. 

Avec humanité et un humour discret, l'auteur raconte, dans une narration claire et brillante, l'événement qu'il a subi, et cela est saisissant. 

Ensuite, il nous parle d'amour, d'amitié et de famille, en nous racontant d'une manière désopilante sa rencontre percutante avec Eliza. 

C'est pour mieux "répondre à la violence par l'art" et mesurer tout ce qu'il a risqué de perdre et qui a résisté au trauma. 

Rushdie continue de nous parler de liberté, avec une résilience et un optimisme étonnants ; il se désole de ce que devient l'Amérique, coincée entre l'intolérance des conservateurs de gauche et l'autoritarisme corrompu de droite, un contexte rendant plus difficile la défense d'une idée de la liberté issue des Lumières. 

Mais il continue le combat contre les atteintes à son corps et à son esprit, avec courage et soutien des forces positives qui lui sont témoignées à travers le monde, et cela impressionne. 

 

" Qu'avais-je donc fabriqué pendant cinquante ans ?  

Je voulais dire : je pense que l'art est un rêve éveillé. Et que l'imagination jette un pont au-dessus du gouffre qui sépare le rêve de la réalité et nous permet de comprendre la réalité selon des modalités nouvelles en la voyant à travers les lunettes de l'irréel. Non je ne crois pas aux miracles mais mes livres oui, et pour reprendre la formule de Whitman, comment cela ? Je me contredis ? Eh bien soit, je me contredis ! Je ne crois pas aux miracles mais ma survie est miraculeuse. Bon, d'accord, qu'il en soit ainsi. La réalité décrite dans mes livres, oh appelez-la réalisme magique si vous voulez, est devenue la véritable réalité dans laquelle je vis. Peut-être mes livres bâtissent-ils ce pont depuis si longtemps, des décennies, qu'à présent le miraculeux peut le franchir. La magie est devenue réalisme. Peut-être mes livres m'ont-ils sauvé la vie." 

Salman Rushdie - Le couteau - page 90

Rushdie 2024