Jean Racine (1639-1699) – La Thébaïde (1664)
Jocaste a peur. Elle redoute l'affrontement annoncé de ses deux fils, Étéocle et Polynice, dont le duel inévitable est l'une des conséquences de son union incestueuse avec Œdipe.
« Ô toi soleil, ô toi, qui rends le jour au monde,
Que ne l’as-tu laissé dans une nuit profonde ? »
Traumatisée par la marche inéluctable du destin de la tragédie des Labdacides, elle préférerait que le soleil ait laissé le monde dans l’obscurité. Elle préférerait ne pas voir. Comme Œdipe, qui lui, a préféré ne plus voir, elle voudrait que la mort lui ferme les yeux à jamais. C’est l’apparition de l’admirable Antigone, la fille et la sœur, qui pousse Jocaste à l’action, et à regarder le monde.
Elle voit le monde, elle voit les traces de sang sur le manteau d’Étéocle, mais ça n’est pas encore celui de Polynice. Pas encore : répit cruel de l’action théâtrale, qui a besoin de prolonger la souffrance de ses personnages, pour augmenter la jouissance de ses spectateurs.
« Mais il ne tient qu’à vous si l’honneur vous anime,
De nous donner la paix, sans le secours d’un crime »
Elle se trompe : ça n’est pas une question d’honneur, mais plutôt, comme toujours, de domination et de pouvoir sans partage. Sous l’habit de la démocratie, c’est la puissance et la violence qui déchaînent la démesure, l’Hubris grecque qui révèle le moteur inlassable du drame humain, la haine de l’autre.
La tempérance et la bienveillance sont du côté du féminin : heureusement que ces frères ont des mères et des sœurs pour tenter – elles y échouent - de les empêcher de s’entre-tuer. Elles sont la respiration de la tragédie.
« L’innocence vaut bien qu’on parle pour elle »
Elle croit en l’innocence de la jeunesse, alors que Créon et tous les autres hommes pensent que les fils sont tous coupables et sont par avance condamnés. L’oracle enfonce le clou et l’acte théâtral est la porte de l’enfer. Les déclarations d’amour entre Antigone et Hémon n’empêcheront pas le rideau de tomber.
« Est-ce au peuple, Madame, à se choisir un maître? »
Le masque tombe. L’amour n’a aucune chance de faire la loi, le désir ne peut rien choisir : seul le sang parle, seule la tyrannie apporte la satisfaction aux mâles dominants. La pulsion de mort est à l’œuvre, entraîne son moteur mortifère et destructif dans la répétition.
« Tout ce que je puis faire, hélas ! C’est de mourir. »
Dans la tragédie, Éros n’a aucune chance. Seule la discorde satisfait ceux qui disent que c’est toujours l’autre le tyran : c’est ainsi qu’il y aura toujours des maîtres et des esclaves.
« Arrêtez, a-t-il dit, arrêtez inhumains »
Seul le sacrifice, l’entrée en scène d’un humaniste suicidaire (Ménécée), peut faire reculer les belligérants : mais ça n’est que pour un temps, et ce don de soi s’avère inutile. C’est l’erreur des femmes, de Jocaste et Antigone, de croire que le don de l’agneau apaisera ceux qui sont des loups pour les hommes.
« Ô dieux ! Aimer un frère est-ce un plus grand effort,
Que de haïr la vie et courir à la mort? »
Rien de ce qui est humain n’est étranger à Jean Racine. La beauté des vers raciniens continue de nous parler aujourd’hui du monde comme il va, et tout ce que nous pouvons faire, du moins en tant que lecteurs, c’est le lire et relire, parce que cela nous fait du bien...