dimanche 30 juin 2024

Jeux d'échecs

Henry Céard – Une belle journée (1881) – Folio classique N°7028

Henry Céard (1851-1924) est un écrivain dont l’œuvre est rangée sur l'étagère des désuets et oubliés : il est mis en lumière avec raison dans cette belle édition Gallimard Folio classique de son chef-d'œuvre "Une belle journée" 1881.

Ce livre de "désenchantement spéculatif" raconte un adultère qui n'aura pas lieu, une rencontre amoureuse qui ne mènera à rien.

Dès le début, Céard met en scène des personnages engoncés dans leur médiocrité bourgeoise, dans l'ennui et la résignation, dans les poncifs et les truismes, et dont les ébauches de prise de conscience de leur vision limitée du monde ne les aideront en aucune manière.

L'écrivain, influencé par le pessimisme de Schopenhauer, est implacable avec ses personnages (voir à ce sujet la préface de T. Poyet) et il réalise très bien l'égalité hommes femmes, mais dans le registre de la bêtise, de la superficialité et du ridicule. 

C'est donc un roman psychologique centré sur la rencontre entre ses deux personnages principaux, un tête-à-tête marqué par les préjugés, les lieux communs de classe, les petites lâchetés et les visions étriquées, l'inconstance des sentiments, tous obstacles au désir.

C'est aussi une critique sociale d'une certaine société bourgeoise de l'époque : on appréciera la description du bal, au début du roman, comme une version rabougrie et terne des grandes soirées qu'on peut lire dans les grands romans de Lampedusa (Le Guépard 1958) ou de Thomas Mann (Les Buddenbrook 1901), ou une préfiguration modeste, blafarde et plus populaire des soirées Verdurin chez Proust.

Mais ces thèmes ne font pas du roman de Céard un livre ennuyeux. Son style d'écriture est vif et précis, et son récit peut être lu dans le registre de l'ironie, ou bien en laissant place à un peu d'identification à ses personnages si l'on veut bien admettre que chacun d'entre nous peut apparaître, à un moment ou à un autre, comme étant le ridicule pour quelqu'un d'autre.

Céard, admirateur de Flaubert, ami et contemporain de Zola, Maupassant, Edmond de Goncourt, Joris Karl Huysmans, réalise ici un coup de maître avec ce roman court (moins de deux cents pages de texte) parfaitement bien écrit et construit. La quatrième de couverture de cette édition « vend » bien le roman, mais semble passer à côté de l’essentiel, sauf pour la phrase finale : «Drôle et désespéré, ce roman sorti de l’oubli est un petit chef-d’œuvre à redécouvrir ».

 

"Du pont de Bercy aux tours de Notre-Dame, vaguement entrevues, là-bas, au bout de la ligne grise des quais, dans l'humide crépuscule d'un jour de cave, des blocs énormes se traînaient. Des créations bizarres, des édifices fantastiques s'ébauchaient sous la continuelle poussée du vent d'ouest. Des villes entières flambaient dans le soleil, et, soudainement effondrées, faisaient place à des faunes étranges, à de monstrueux animaux promenant avec une lenteur incessante l'épouvantable vision d'un monde de torpeur. Tout à coup, dans l'ouverture démesurée d'une gueule, dans la crevasse sans fin d'une muraille écroulée, un morceau de ciel apparaissait, large comme une mer et bleu comme un saphir. Des îles d'or flottant se heurtaient à des promontoires d'ombres avec des déchirures de lumière. Elles marchaient, puis, au moment d'atteindre la lueur d'émeraude de l'horizon, un monstre survenait qui, d'un coup de sa gorge formidable, buvait le saphir, et la seule avancée de son énorme patte comblait la mer. Le ciel soudainement redevenu noir s'emplissait de menaces d'ouragan." 


Henry Céard- Une belle journée - p. 113



 

Henry Céard 1881

vendredi 28 juin 2024

Woolf 1941 : eaux ultimes

Virginia Woolf - Entre les actes - 1941
 
La première phrase, en quelques mots, expose les personnages, le lieu et le temps, plaçant le style du dernier roman de Woolf sous le signe de la densité de l'écriture. 
La comparaison avec l'oie de la première page et, un peu plus loin, une phrase comme "Elle entra comme un cygne qui nage résolument" indique la précision et l'originalité des images, chargées de porter discrètement l'humour et l'ironie de Virginia Woolf. 
La densité est celle du style, des paroles, des gestes, des comportements, des pensées, des références littéraires plus que celle des évènements dans ce livre qui relate une journée de la vie de ces quelques personnages à la veille de la guerre (1939). 
Densité aussi d'une narration à la construction savante basée sur l'inclusion du théâtre dans le récit dans ce dernier roman qui contient, en filigrane, les inquiétudes face à la guerre proche ainsi que les angoisses propres à Virginia Woolf, qui se suicidera quelques mois après la fin de la rédaction de ce livre. 
Certes, il y a l'histoire de la dame noyée au début du livre et la phrase : "Puisse l'eau me recouvrir" vers la fin du livre, ainsi que d'autres allusions qu'on lit comme des prémonitions inconscientes du passage à l'acte de Virginia quelques mois plus tard. 
Mais c'est bien la vie que Woolf célèbre dans son texte, celle d'une communauté disparate se retrouvant lors d'une fête rurale avant de partir à la guerre (préparatifs d'une pièce à la campagne), communauté que Woolf décrit avec bienveillance, se demandant "pourquoi laisser perdre une seule goutte de ce que l'on peut recueillir en pressant ce monde adorable, gonflé de jus savoureux ?" 
Des hommes et des femmes, des jeunes et des plus âgés s'agitent ou restent contemplatifs lors des préparatifs d'une représentation théâtrale. Leurs pensées et leurs conversations s'inscrivent dans le paysage et le temps pour progressivement laisser émerger les émotions. "Comme il était tentant, irrésistiblement tentant, de laisser triompher le paysage ; de réfléchir ses vibrations ; de laisser son esprit à soi vibrer à l'unisson ; de laisser les lignes s'allonger, puis plonger - ainsi - brusquement." 
Il faut goûter le miel et la saveur des mots pendant qu'il est encore temps. Les nombreuses références littéraires qui parsèment le texte de Woolf semblent comme une bouée de sauvetage à laquelle se raccrocher avant l'arrivée du pire : mais on le sait, les livres et les œuvres n'ont jamais empêché l'arrivée de la guerre ou du fascisme.  
 
29 juin 2024
 
Woolf 1941

 

dimanche 23 juin 2024

Dante à Paris et à Londres

George Orwell – Dans la dèche à Paris et à Londres - 1933

Au début de la lecture de ce texte de George Orwell (1903-1950) publié en 1933, on ne peut s’empêcher de penser aux ouvrages de Jack London (Le Peuple de l’abîme 1903 ; Les Vagabonds du rail 1907) et à Albert Londres (Au bagne 1923, Chez les fous 1927).

L’ouvrage d’Orwell, qu’on lit dans l’édition de la Pléiade, a ses originalités et intérêts propres. C’est le livre d’un écrivain qui a vécu de l’intérieur ce dont il parle, qui a vécu, à Paris et à Londres, dans la misère la plus totale et la plus sordide.

Les descriptions de cette misère sont saisissantes, le lecteur est pris dans cet enfer grâce au talent d’écrivain de l'auteur, mais aussi par les visions dantesques de la misère quotidienne dans les années 20-30 du XXème siècle.

Orwell nous apprend bon nombre de choses sur l’état de misère, sur la faim bien sûr, mais aussi sur l’ennui, sur le fait que l’état de vagabond était, à Londres, obligé par les lois qui empêchaient les miséreux de passer plus d’une nuit dans un asile. Il rédige des descriptions étonnantes de l’envers du décor des restaurants parisiens de l’époque, dans lesquels il suffisait d’ouvrir une porte pour passer d’un univers luxueux de la représentation à l’ambiance sordide et crasseuse des arrière-cuisines.

L’écrivain nous gratifie de portraits bienveillants des humains qu’il rencontre et nous retranscrit les histoires qu’ils racontent, les récits de vie qu’ils partagent. Il décrit aussi les asiles de nuit et la manière dont la société de l’époque traitait les miséreux.

Vers la fin du livre, il nous offre le cadeau d’une belle chanson féministe chantée par deux mendiants.

Orwell tire les leçons pour lui-même de cette tranche de vie parmi les miséreux, et fait un sort à tous les préjugés dont ils sont victimes. Il fait aussi acte politique en esquissant ce qui pourrait, au niveau social, améliorer le sort de tous ces vagabonds et atténuer les effets de la pauvreté.

Ce livre devrait faire partie de la culture de tous ceux qui ont la prétention de nous gouverner.

 

Orwell 1933

 

Orwell Pléiade

 

 

mardi 18 juin 2024

Toujours Jeune

Gérard Guégan - Le Chant des livres - Grasset 2024

Bon, Gérard Guégan, on le voyait toujours jeune, révolté et dans les marges, un peu comme les situationnistes sur lesquels il a si bien écrit. 

Et on se rend compte, en lisant son dernier livre (le chant des livres comme le chant du monde, mais aussi le chant du cygne ?), qu'il en est à quatre-vingt trois printemps : ça en fiche un coup... 

Le coup de jeune, il vient de son livre qui nous conte ses rencontres avec quelques grands de la littérature et ça ne manque pas de piquant. 

Ça commence avec un incroyable voyage scolaire chez Giono à Manosque, ça continue avec Jean Paulhan, Henry Miller, Philippe Sollers, Jean-Pierre Enard, Florence Delay et quelques autres. 

On ne s'ennuie pas, Guégan à l'élégance de faire court (moins de cent trente pages de texte) : en prime, il remet en lumière un auteur plus ou moins oublié, Armand Robin.  

Une belle promenade en littérature se terminant avec Rimbaud, on marche.

Gérard Guégan 2024

 

mercredi 12 juin 2024

L’ironique & malicieux du Bellay

Je hais du Florentin l’usurière avarice,

Je hais du fol Siennois le sens mal arrêté,
Je hais du Genevois la rare vérité,
Et du Vénitien la trop caute malice :

Je hais le Ferrarais pour je ne sais quel vice,
Je hais tous les Lombards pour l’infidélité,
Le fier Napolitain pour sa grand’ vanité,
Et le poltron Romain pour son peu d’exercice :

Je hais l’Anglais mutin, et le brave Écossais,
Le traître Bourguignon, et l’indiscret Français,
Le superbe Espagnol, et l’ivrogne Tudesque :

Bref, je hais quelque vice en chaque nation,
Je hais moi-même encor mon imperfection,
Mais je hais par sur tout un savoir pédantesque.


Joachim du Bellay. Les Regrets. 1558

Joachim du Bellay - Les Regrets - 1558

 

samedi 1 juin 2024

Diabolique Huxley

Aldous, Huxley – Les Diables de Loudun – Plon Presses Pocket N°1710 - 1979

Le livre de Michel de Certeau sur la possession de Loudun (Folio 2005) est un remarquable livre de savant philosophe, nous permettant d’entrer dans les modes de la pensée du XVIIème siècle.

Celui de Aldous Huxley (1952) sur le même sujet est le livre d’un écrivain érudit qui démontre combien la littérature peut aussi être un vecteur de connaissance.

Écrit dans un style somptueux, Huxley déploie tout son art de la narration pour d’abord nous présenter de manière détaillée les personnages de ce drame historique, dans leurs différentes dimensions : psychologiques, institutionnelles, relationnelles… Il décrit aussi la ville de Loudun, la vie dans un couvent au XVIIème siècle, ainsi que le contexte historique dans lequel s’est déroulée cette infernale comédie.

L’écrivain détaille les soubassements historiques, idéologiques, théologiques, anthropologiques de cette histoire et si cela n’est pas toujours d’une lecture facile (incroyable chapitre 3 sur la théologie), c’est toujours passionnant et instructif.

Les références de Huxley sur le sujet sont souvent étonnantes : par exemple dans le chapitre 4, il cite Jean Racine puis Madame Bovary, l’Imitation de Jésus-Christ et Saint Jean de la Croix, Molière, Mallarmé et Baudelaire… et c’est comme ça dans tout ce livre d’une richesse débordante.

Le récit est dynamique et imagé, il n’est donc pas étonnant que ce livre ait été une référence pour les adaptations théâtrale, cinématographique ou à l’opéra.

Il est aussi en partie un thriller religieux dont on peut se demander si Umberto Eco le connaissait lorsqu’il a rédigé Le Nom de la Rose (1980)...

Aldous Huxley - Diables de Loudun

 

Possession du lecteur

Michel de Certeau - La Possession de Loudun - Folio Histoire Gallimard 2005

1632 : après une épidémie de peste, la ville de Loudun affronte une affaire de possession démoniaque qui animera la région pendant plus de dix ans, avec pour drame principal l'exécution du prêtre Urbain Grandier, brûlé vif après tortures sur la place du marché. 

Michel de Certeau aborde l'affaire comme un grand théâtre dont il étudie le déroulement des différents actes, les différents rôles joués par les acteurs principaux de l'affaire, et surtout les discours qui sous-tendent les différentes actions des uns et des autres. 

Pour cela, il utilise les outils intellectuels de l'histoire et de la philosophie, mais aussi de l'anthropologie et de l'ethnologie, de la sociologie et de la psychologie, dans une démarche d'analyse passionnante plus proche de la compréhension que de l'explication, laissant sa place à la complexité et au mystère. 

Cette recherche de vérité de l'ordre du dévoilement montre les dessous cachés des discours, comment les acteurs du drame avancent masqués, comment les jeux de domination et de pouvoir sont mis en œuvre. 

Comment ce que l'on peut voir au départ comme un simple cauchemar, un mauvais rêve ayant peuplé le sommeil tourmenté d'une sœur ursuline a-t-il pu se transformer en crise d'hystérie collective puis en évènement sociologique et politique jusqu'à l'intervention du pouvoir central ?  

Voilà ce qu'analyse le livre de Michel de Certeau, et la variété des outils intellectuels qu'il utilise est justifiée par la complexité du drame et la variété des explications qu'il entraîne, nécessaires en totalité mais insuffisantes prises isolément. 

Alors, cette possession ? Une simple crise d'angoisse ou d'hystérie ? Une revanche des femmes sur la domination masculine ? Un jeu de pouvoir au sein de l'église ? La conséquence des inimitiés et rancœurs au sein d'un village ? Le symptôme d'enjeux politiques et de l'opposition entre catholicisme et protestantisme ?  Sans doute un peu de tout cela, et de bien d'autres choses encore, prises dans les chaînes signifiantes, dans les rets du langage. 

Michel de Certeau met en évidence les mécanismes sociaux, psychiques, par lesquels le groupe survit en diabolisant la figure de l'autre : ces mécanismes ont trouvé pour support la possession au XVIIème siècle à Loudun ; ils en trouvent bien d'autres de nos jours. 

Un beau mystère humain, trop humain. 

On aime aussi : Aldous Huxley - Les diables de Loudun - Plon Presses Pocket 1979 N°1710 

Michel de Certeau