Henry Céard – Une belle journée (1881) – Folio classique N°7028
Henry Céard (1851-1924) est un écrivain dont l’œuvre est rangée sur l'étagère des désuets et oubliés : il est mis en lumière avec raison dans cette belle édition Gallimard Folio classique de son chef-d'œuvre "Une belle journée" 1881.
Ce livre de "désenchantement spéculatif" raconte un adultère qui n'aura pas lieu, une rencontre amoureuse qui ne mènera à rien.
Dès le début, Céard met en scène des personnages engoncés dans leur médiocrité bourgeoise, dans l'ennui et la résignation, dans les poncifs et les truismes, et dont les ébauches de prise de conscience de leur vision limitée du monde ne les aideront en aucune manière.
L'écrivain, influencé par le pessimisme de Schopenhauer, est implacable avec ses personnages (voir à ce sujet la préface de T. Poyet) et il réalise très bien l'égalité hommes femmes, mais dans le registre de la bêtise, de la superficialité et du ridicule.
C'est donc un roman psychologique centré sur la rencontre entre ses deux personnages principaux, un tête-à-tête marqué par les préjugés, les lieux communs de classe, les petites lâchetés et les visions étriquées, l'inconstance des sentiments, tous obstacles au désir.
C'est aussi une critique sociale d'une certaine société bourgeoise de l'époque : on appréciera la description du bal, au début du roman, comme une version rabougrie et terne des grandes soirées qu'on peut lire dans les grands romans de Lampedusa (Le Guépard 1958) ou de Thomas Mann (Les Buddenbrook 1901), ou une préfiguration modeste, blafarde et plus populaire des soirées Verdurin chez Proust.
Mais ces thèmes ne font pas du roman de Céard un livre ennuyeux. Son style d'écriture est vif et précis, et son récit peut être lu dans le registre de l'ironie, ou bien en laissant place à un peu d'identification à ses personnages si l'on veut bien admettre que chacun d'entre nous peut apparaître, à un moment ou à un autre, comme étant le ridicule pour quelqu'un d'autre.
Céard, admirateur de Flaubert, ami et contemporain de Zola, Maupassant, Edmond de Goncourt, Joris Karl Huysmans, réalise ici un coup de maître avec ce roman court (moins de deux cents pages de texte) parfaitement bien écrit et construit. La quatrième de couverture de cette édition « vend » bien le roman, mais semble passer à côté de l’essentiel, sauf pour la phrase finale : «Drôle et désespéré, ce roman sorti de l’oubli est un petit chef-d’œuvre à redécouvrir ».
"Du pont de Bercy aux tours de Notre-Dame, vaguement entrevues, là-bas, au bout de la ligne grise des quais, dans l'humide crépuscule d'un jour de cave, des blocs énormes se traînaient. Des créations bizarres, des édifices fantastiques s'ébauchaient sous la continuelle poussée du vent d'ouest. Des villes entières flambaient dans le soleil, et, soudainement effondrées, faisaient place à des faunes étranges, à de monstrueux animaux promenant avec une lenteur incessante l'épouvantable vision d'un monde de torpeur. Tout à coup, dans l'ouverture démesurée d'une gueule, dans la crevasse sans fin d'une muraille écroulée, un morceau de ciel apparaissait, large comme une mer et bleu comme un saphir. Des îles d'or flottant se heurtaient à des promontoires d'ombres avec des déchirures de lumière. Elles marchaient, puis, au moment d'atteindre la lueur d'émeraude de l'horizon, un monstre survenait qui, d'un coup de sa gorge formidable, buvait le saphir, et la seule avancée de son énorme patte comblait la mer. Le ciel soudainement redevenu noir s'emplissait de menaces d'ouragan."
Henry Céard- Une belle journée - p. 113