mercredi 25 septembre 2024

L'harmonium de sa timidité

Pablo Picasso - Écrits 1935-1959 - Quarto Gallimard

Ce volume (magnifiquement illustré en couleurs) rassemblant les écrits de Picasso est plein de surprises. On y découvre d'abord des textes sans ponctuation faisant penser aux premiers essais de Dada et du surréalisme, mais aussi à James Joyce. 

Cette forme éclate plus loin avec des fragments de poèmes ou des phrases séparées par des tirets, et l'on comprend que l'on a devant soi la partie écrite de l'œuvre de Picasso, complémentaire de sa peinture et de sa sculpture, un ensemble de fragments écrits charriant aussi bien des éléments de la grande culture de son temps que les évènements et objets du quotidien, ou des descriptions de tableaux non encore peints.

Un point central du volume est la pièce de théâtre surréaliste "Le désir attrapé par la queue (1941)", un texte qui met en pièces toutes les conventions de l'art théâtral : une photo prise par Brassaï nous rappelle que lors de la lecture de cette œuvre le 16 juin 1944 dans l'atelier de Picasso, étaient présents Jacques Lacan, Cécile Éluard, Pierre Reverdy, Louise Leiris, Zanie Campan Aubier, Valentine Hugo, Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Jean Aubier, Michel Leiris. Un Bloomsday parisien mémorable...

On a l'impression parfois de lire ici une forme écrite analogique de l'œuvre peint, comme une transposition scripturale de ce que l'on voit dans la technique cubiste de ses tableaux. Bien entendu, cette lecture naïve n'épuise pas d'autres lectures qu'on peut faire de ces textes. 

On comprend mieux aussi pourquoi le Sollers de "Paradis" (épiphanie or myrrhe encens envers d'or de myrrhe et d'encens pris dans la couleur renversée sur place agitant sa place en surface picasso cézanne retour sur watteau demoiselles d'avignon fontainebleau sous la neige ...) fait fréquemment référence à Picasso.

Ce livre est donc un concentré de XXème siècle, un nectar étonnant, sulfureux et fantaisiste, passionnant et déroutant (pardon pour cet abus cubiste d'adjectifs), dans lequel Picasso nous embarque dans une "minuscule barque faite avec des clous de girofle".

 

Picasso Ecrits

 


 



lundi 23 septembre 2024

Le bavard 1946-1963

Le bavard – Louis-René Des Forêts - L’Imaginaire Gallimard N°32

Le narrateur se regarde dans un miroir et admet, alors qu'il pensait montrer quelques singularités, qu'il est comme les autres. Comme nous autres, lecteurs, qui nous regardons dans le miroir du roman. Se pose donc la question de quelle langue pour quelle sincérité : là, le narrateur est obligé à la contradiction, car en affirmant ne pas s'interroger sur quelle forme donner à son récit, il se pose déjà la question de la langue. L'obligation à l'ironie met en doute la véracité même de l'ironie employée, donne à l'écriture et au lecteur lui-même un caractère incertain, dans une langue somptueuse qui s'autodétruit (pourquoi pense-t-on à Doubrovsky ?).

Le bavard est donc celui qui est en crise au bord de la falaise, quand il ne peut assouvir son besoin de discourir. Le lecteur est-il en crise quand il ne peut assouvir son besoin irrépressible de lire, est-il au bord de la falaise ? "Et un lecteur, j'insiste, ça veut dire quelqu'un qui lit, non pas nécessairement qui juge."

Et l'écrivain précise : "Nous ne sommes pas ici, Dieu merci, pour courir après une vérité qui se dérobe sans cesse..."

Il déroule donc des phrases au sens en permanence rebondi - qui pourraient tuer la littérature s'il ne le faisait dans une prose poétique à la musicalité précise, entraînant le lecteur dans une valse d'écriture ininterrompue. Des Forêts invente donc une sorte de suspense textuel - Quignard parle de pure contamination des mots les uns avec les autres - un suspense dont la résolution attendue est le point à la fin de la phrase. C'est un peu comme s'il intensifiait à l'échelle du paragraphe ou de la phrase et de sa cadence des procédés d'écriture que l'on trouve chez Ian Potocki ou Laurence Sterne à l'échelle du roman. Mais ça n'est sans doute pas tout à fait cela : Quignard évoque plutôt des emprunts à Kleist ou Dostoïevski.

On note que cette édition offre une magnifique quatrième page de couverture rédigée par Pascal Quignard, un court texte plein d'intelligente précision introduisant à la lecture du livre, rendant ainsi inutile toute autre recension ou présentation : alors, cessons nos bavardages, taisons-nous et lisons.


"Aucune importance d'ailleurs pour la suite des événements et croyez bien que si j'analyse, si je construis des hypothèses, si je temporise, c'est moins par scrupule de ne rien laisser perdre de ce qui me vient en vrac à l'esprit que parce qu'il me plaît de me livrer à un petit jeu aussi frivole qu'inoffensif auquel je ne me targue nullement d'être passé maître : celui qui consiste en premier lieu à tenir l'interlocuteur en haleine, puis, par le simulacre d'un tic assez déplorable, à l'égarer avec ce qui aurait pu être, ce qui a peut-être été, ce qui n'a sûrement pas été, ce qu'il aurait été bon qu'il fût et ce qu'il aurait été fâcheux qu'il ne fût pas et ce qu'on a négligé de dire et ce qu'on a dit qui n'a pas été et ainsi de suite jusqu'à ce qu'enfin à bout de patience, s'écriant : " Au fait, au fait ! », on vous assure, par ce furieux rappel à l'ordre, que vous n'avez pas tout à fait perdu votre temps." p. 34


Voir aussi : Pascal Quignard – Le vœu de silence : sur Louis-René des Forêts – Fata Morgana 1985

Louis-René Des Forêts

 

Quignard 1985

samedi 7 septembre 2024

Grand Macabre 1935

La balade du Grand Macabre - MIchel de Ghelderode 1935 - Folio Théâtre N°79

Sur le thème de la Mort en balade, Michel de Ghelderode nous offre avec "La balade du Grand Macabre - 1935" un texte qui nous fait sortir de l'Enfer de Dante pour entrer dans un tableau de Brueghel. 
Écrite au moment de l'avènement du nazisme en Europe, cette farce de la fin du monde met en scène les obsessions de la mort de l'auteur, mais est aussi une étrange critique sociale de son époque, ainsi qu'une pièce joyeuse qui finit bien. 
Le plus frappant et le plus intéressant, c'est la langue que met en œuvre Michel de Ghelderode pour nous entraîner dans son moyen-âge trompeur. Guy Goffette dans sa préface évoque Rabelais et Céline à propos du style : c'est bien vu et sans doute exagéré, mais Ghelderode déploie néanmoins une langue farcesque somptueuse et dérangeante, drôle et salace, moqueuse et critique, finalement joyeuse, pour mieux tromper les aspects mortifères de son époque. 
Le pouvoir, la justice, l'institution du couple, le mensonge dictatorial passent à la moulinette critique dans ce texte qui ne boîte - comme ses personnages imbibés - que par les quelques traces de la misogynie de son auteur. 
C'est du théâtre, et il faut donc adapter sa lecture en conséquence, avec la lenteur nécessaire au déploiement de l'imagination visuelle qu'il requiert. 
 
Cet texte réjouissant est à lire en écoutant le fabuleux l'opéra "Le Grand Macabre" de Gyorgy Ligeti (1978) - dans la version Howarth 1991 -, œuvre détonante inspirée par la pièce de Ghelderode.  Chacun des actes de l'opéra y est introduit par une fanfare de klaxons, ça décoiffe... 
 

Gyorgi Ligeti - Le Grand Macabre - Ensemble Intercontemporain 

Ligeti Le Grand Macabre