mardi 22 octobre 2024

Dialogue des vivants

Le "Dialogue des langues" (1542) de l'italien Sperone Speroni (1500-1588) est l'une des sources les plus importantes de Joachim du Bellay pour sa rédaction de la "Défense et illustration de la langue française (1549)" ; on trouve aussi des traces d'autres textes du padouan dans la fabuleuse "Délie" (1544) de Maurice Scève et dans Rabelais : voilà des chemins qui nous ont amené à cet écrit.

Speroni défend l'usage de la langue vulgaire italienne face au latin et au grec prédominants : en cela, il est continuateur de Dante, Pétrarque, Boccace, Pietro Bembo et bien d'autres. Les écrivains et humanistes français vont vite écrire en parallèle à cette filiation italienne pour transposer cette défense de la langue vulgaire vers le français (cf. Longeon 1989).
 
Dans ces dialogues, Speroni opte pour une forme originale, opposant des argumentaires sans privilégier l'un ou l'autre. Il met en scène l'humaniste Pietro Bembo (1471-1547) - un auteur lui aussi présent dans la collection des Belles Lettres - qui défend le toscan face à Lazzaro Bonamico (1477-1552) qui défend le grec et le latin. 
 
Le Courtisan, l'Écolier... sont d'autres interlocuteurs qui permettent à Speroni de faire vivre dans ces dialogues diverses conceptions du langage ayant cours à son époque, témoignant ainsi de la richesse et de la vivacité de la vie intellectuelle du moment. Naviguant entre philosophie et rhétorique avec scepticisme, il déploie des manières de penser dans une forme qui se nomme littérature.
 
C'est toujours un vrai plaisir de lecture d'ouvrir un livre des Éditions Les Belles Lettres : le plaisir de lire des textes rares et pourtant importants, celui de se confronter à des manières de penser et d'écrire qui nous sont devenues étrangères et qui pourtant gardent un air de familiarité en ce qu'elles sont des références de notre culture littéraire et philosophique. Autre plaisir devenant rare, celui de déchiffrer des pensées argumentées qui elles aussi nous sont devenues lointaines et qui restent néanmoins des exemples pour notre époque qui s'éloigne de la recherche de la vérité.
 
Bembo laisse Lazzaro développer son amour du latin et son mépris de la langue toscane avant de développer ses idées : la discussion prend ainsi un air de dialogue socratique, teintée d'humour grâce au personnage faussement benêt du courtisan. Speroni oppose des idées argumentées dans ses dialogues sans, du moins en apparence, en privilégier l'une ou l'autre : il laisse son lecteur penser par lui-même. 

Des idées argumentées ? Penser par soi-même ? C'était une autre époque... Une époque qui inventait l'imprimerie en même temps que l'inquisition continuait de fonctionner. Le texte de Speroni nous rappelle ainsi que la maîtrise de la langue peut être l'un des attributs du pouvoir.


"Bembo. Certes non ; reste que c'est la faconde qui est la seule ou la principale cause qui opère en nous de si admirables effets. Et que cela soit vrai, lisez Virgile en vulgaire, Homère en latin, Boccace autrement qu'en toscan, ils n'opéreront pas de tels miracles. Donc messire Lazzaro dit vrai, lorsqu'il place dans les langues la cause de ces effets ; pour autant, ses raisons ne prouvent pas que l'on ne doive point apprendre d'autre langue que la latine et la grecque. Parce que si notre vulgaire n'est pas à ce jour pourvu d'aussi nobles auteurs, il n'est certainement pas impossible qu'il en compte tôt ou tard d'à peine moins excellents que Virgile et Homère, qui soient, veux-je dire, à la langue ce que ceux-là sont à la grecque et à la latine." p.8


Sperone Speroni - Dialogue des langues - Les Belles Lettres 2009 - Bibliothèque italienne
 
Speroni 1542

 
Sperone Speroni 1542



samedi 19 octobre 2024

(Re)Naissances du français

Premiers combats pour la langue française - Anthologie - Claude Longeon 1989 - Le Livre de Poche N° 6661

Certes, les poètes de La Pléiade ont porté à son plus haut niveau l'exigence de l'utilisation littéraire et politique de la langue française, mais avant eux, un bon nombre d'écrivains ont défendu avec talent l'idée de promouvoir la langue vulgaire face au grec et au latin. 

Claude Longeon (1941-1989) en proposait dans son dernier livre en 1989 une anthologie qui garde tout son intérêt alors qu'on peut maintenant lire Du Bellay, Ronsard et compagnie dans un beau volume consacré aux poètes de La Pléiade dans la collection du même nom. 

Ce recueil de textes commence donc en 1487 pour se terminer en 1549 avec la publication de la célèbre "Défense et illustration de la langue française" de Du Bellay, qui dans ce contexte ressemble à une synthèse des écrits précédents. 

On y retrouve des noms bien connus des amateurs de littérature de l'époque comme ceux de Jean Lemaire de Belges, Érasme, Lefévre d'Étaples, Bonaventure des Périers, Étienne Dolet..., mais aussi des textes d'auteurs moins connus ou anonymes. 

On lit donc l'avocat Jean Lemaistre défendre en 1487 la dignité de l'utilisation du français ; le diplomate et archevêque Claude de Seyssel encourager déjà en 1509 les traductions depuis le grec et le latin vers la langue française, préfigurant ainsi un argument qui sera repris par Du Bellay quarante ans plus tard ; l'humaniste Christophe de Longueil affirme en 1510 que la langue française n'a rien à envier à l'italienne concernant l'éloquence et l'élégance et Jean Lemaire de Belges semble vouloir, en 1511, réconcilier les deux langues tout en magnifiant le français ; Érasme en 1522 et Lefèvre d'Étaples en 1523 prônent la nécessité de traduire la bible en français ; l'imprimeur Geoffroy Tory argumente la nécessité de construire une grammaire de la langue vulgaire en 1529, et ainsi de suite jusqu'à la parution de l'essai de Du Bellay en 1549. 

Ça n'est pas sans une certaine émotion que l'on découvre dans cette anthologie passionnante les différentes stratégies déployées par les écrivains et philosophes pour la promotion de la "langue vulgaire", de la langue française face à la prééminence du latin et du grec : plus tard, c'est la langue française institutionnalisée qui écrasera les langues régionales... Mais ça, c'est une autre histoire, toujours en cours. 

 

"Nous voulons que dorénavant tous Arrêts, ensemble toutes autres procédures, soit de nos Cours Souveraines ou autres subalternes et inférieures, soit des registres, enquêtes, contrats, commissions, sentences, testaments et autres quelconques actes et exploits de justice, ou qui en dépendent, soient prononcés et enregistrés et délivrés aux parties en langage maternel français, et non autrement.

Article 111 de l'ordonnance de Villers-Cotterêts, 1539

Longeon 1989

Pléiade 2024


 

dimanche 6 octobre 2024

Le temps de relire Sollers

Philippe Sollers - Improvisations - Gallimard Folio Essais N°165

Évoquer et pratiquer l'ironie voltairienne, c'est sans nul doute prendre un grand bol d'air frais, celui d'une raison heureuse défiant le spectacle morbide du monde.

Parler de la Terreur au moment (1989) des célébrations du bicentenaire de la Révolution française, c'est déliter un bloc d’abîme impensé et se poser en héritier de Sade et d'une liberté difficilement accessible. 

Il s'agit de s'éloigner de la religion de la mort, de déployer dans le langage tout ce qui peut s'opposer aux tendances mortifères de l'époque (la pulsion de mort, dit Freud), d'aller ou revenir vers la lumière, le grand soleil, d'admirer Fragonard plutôt que le sinistre David, et préférer Saint-Simon à Saint-Just. 

"Il s'agit de donner un maximum d'intensité et de diversité à l'activité du langage.

Relire un livre de Sollers datant de quarante ans, c'est replonger dans un esprit de sérieux épicé par son habituelle ironie ; c'est être confronté à une gravité toujours agrémentée de la légèreté du style ; c'est parfois être offusqué, agacé et en désaccord avec l'auteur, mais être finalement poussé du côté joyeux et lumineux de la pensée, de la vie et de l'art, dans un vif ballet érudit. 

On a donc le droit de pas partager son refus du théâtre et du cinéma, de ne pas être convaincu par les justifications de ses errements maoïstes de 1968, se perdre dans son discours avançant par sauts métonymiques, mais on est ramené, avec Sade, Artaud, Céline, Joyce, vers des hauteurs littéraires dont on ne se remet pas. 

Bref : si lui en a fini avec nous, on en a jamais fini avec Sollers.