Le "Dialogue des langues" (1542) de l'italien Sperone Speroni (1500-1588) est l'une des sources les plus importantes de Joachim du Bellay pour sa rédaction de la "Défense et illustration de la langue française (1549)" ; on trouve aussi des traces d'autres textes du padouan dans la fabuleuse "Délie" (1544) de Maurice Scève et dans Rabelais : voilà des chemins qui nous ont amené à cet écrit.
Speroni défend l'usage de la langue vulgaire italienne
face au latin et au grec prédominants : en cela, il est continuateur de
Dante, Pétrarque, Boccace, Pietro Bembo et bien d'autres. Les écrivains
et humanistes français vont vite écrire en parallèle à cette filiation
italienne pour transposer cette défense de la langue vulgaire vers le
français (cf. Longeon 1989).
Dans ces dialogues, Speroni opte pour une forme
originale, opposant des argumentaires sans privilégier l'un ou l'autre.
Il met en scène l'humaniste Pietro Bembo (1471-1547) - un auteur lui
aussi présent dans la collection des Belles Lettres - qui défend le
toscan face à Lazzaro Bonamico (1477-1552) qui défend le grec et le
latin.
Le Courtisan, l'Écolier... sont d'autres interlocuteurs
qui permettent à Speroni de faire vivre dans ces dialogues diverses
conceptions du langage ayant cours à son époque, témoignant ainsi de la
richesse et de la vivacité de la vie intellectuelle du moment. Naviguant
entre philosophie et rhétorique avec scepticisme, il déploie des
manières de penser dans une forme qui se nomme littérature.
C'est toujours un vrai plaisir de lecture d'ouvrir un
livre des Éditions Les Belles Lettres : le plaisir de lire des textes
rares et pourtant importants, celui de se confronter à des manières de
penser et d'écrire qui nous sont devenues étrangères et qui pourtant
gardent un air de familiarité en ce qu'elles sont des références de
notre culture littéraire et philosophique. Autre plaisir devenant rare,
celui de déchiffrer des pensées argumentées qui elles aussi nous sont
devenues lointaines et qui restent néanmoins des exemples pour notre
époque qui s'éloigne de la recherche de la vérité.
Bembo laisse Lazzaro développer son amour du latin et
son mépris de la langue toscane avant de développer ses idées : la
discussion prend ainsi un air de dialogue socratique, teintée d'humour
grâce au personnage faussement benêt du courtisan. Speroni oppose des
idées argumentées dans ses dialogues sans, du moins en apparence, en
privilégier l'une ou l'autre : il laisse son lecteur penser par
lui-même.
Des idées argumentées ? Penser par soi-même ? C'était
une autre époque... Une époque qui inventait l'imprimerie en même temps
que l'inquisition continuait de fonctionner. Le texte de Speroni nous
rappelle ainsi que la maîtrise de la langue peut être l'un des attributs
du pouvoir.
"Bembo. Certes non ; reste que c'est la faconde qui est
la seule ou la principale cause qui opère en nous de si admirables
effets. Et que cela soit vrai, lisez Virgile en vulgaire, Homère en
latin, Boccace autrement qu'en toscan, ils n'opéreront pas de tels
miracles. Donc messire Lazzaro dit vrai, lorsqu'il place dans les
langues la cause de ces effets ; pour autant, ses raisons ne prouvent
pas que l'on ne doive point apprendre d'autre langue que la latine et la
grecque. Parce que si notre vulgaire n'est pas à ce jour pourvu d'aussi
nobles auteurs, il n'est certainement pas impossible qu'il en compte
tôt ou tard d'à peine moins excellents que Virgile et Homère, qui
soient, veux-je dire, à la langue ce que ceux-là sont à la grecque et à
la latine." p.8
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