samedi 23 novembre 2024

Le roman de Thomas Mann

Ce roman biographique de Colm Tóibín nous plonge tout de suite dans l'ambiance mondaine et industrieuse, austère et protestante de Lübeck en 1891 au sein d'une famille d'exception, celle de l'écrivain Thomas Mann.
La mère de Thomas Mann est une femme peu à sa place dans cette cité austère du nord de l'Europe où tout le monde s'observe ; le père a la mauvaise idée de mourir dès le premier chapitre et de rater sa sortie en laissant un testament écœurant ; Thomas a quinze ans, il commence à s'intéresser à la littérature, comme son grand frère Heinrich.
Il va lui falloir s'exiler de sa cité et de sa famille pour pouvoir commencer sa vie d'écrivain et sa vie d'homme. Il commence par le faire en revenant symboliquement à Lübeck avec son grand roman "Les Buddenbrook" (1901) qui retrace en partie son vécu familial.
Dans le chapitre "Venise 1911", Tóibín retrace quelques faits en lien avec l'écriture par Mann de son livre "La mort à Venise" : le séjour de la famille Mann dans cette ville ; l'annonce à ce moment-là de la mort de Gustave Mahler ; la mort par suicide de l'une des sœurs de Thomas ; la rencontre d'une famille polonaise dans laquelle évolue un jeune adolescent qui sera le modèle de Tadzio...
Le chapitre est aussi l'occasion pour Colm Tóibín de déployer son art d'écrivain dans de très belles pages décrivant un concert dirigé par Gustav Mahler : la rencontre de deux maîtres - l'écrivain et le musicien - préfigurant celle qui viendra plus tard en 1947 entre Thomas Mann et Arnold Schoënberg dans le roman "Le docteur Faustus".
Sans ralentir, Tóibín enchaîne avec le séjour de Katia, le femme de Mann, au sanatorium de Davos, expérience qui entraînera l'écrivain dans la rédaction de son chef-d'œuvre "La montagne magique" (1924).
Tóibín décrit plus loin une scène pendant laquelle Thomas Mann lit des extraits de son roman "Le docteur Faustus" à ses proches : cela lui permet d'expliquer comment Mann s'inspirait de sa vie et y trouvait des modèles pour créer ses personnages.
Le livre est un beau pavé de 600 pages, mais il faut bien cela pour romancer la vie de l'auteur des "Buddenbrook" et de "La montagne magique". Il se lit facilement grâce au style élégant de l'écriture de Tóibín et à la fluidité de la narration.
On prend un vrai plaisir à suivre ce récit subtil de la vie de Thomas Mann et à y retrouver les sources et l'atmosphère de ses fabuleux romans, à la lecture desquels on revient toujours. Tóibín retrace avec grâce l'histoire de Thomas Mann et de sa famille sans idéaliser l'écrivain, ainsi qu'une partie de l'histoire intellectuelle de l'époque : un vrai magicien.


Le magicien - Colm Tóibín - Grasset 2022

Tóibín Magicien

 
Lübeck - Garitzko, Public domain, via Wikimedia Commons

vendredi 8 novembre 2024

Oiseaux rebelles

Philippe Jaenada - La désinvolture est une bien belle chose - Mialet Barrault 2024
 
Les lecteurs des textes de Guy Debord et des situationnistes, ainsi que ceux de Modiano (l'un n'empêche pas l'autre) ont déjà entendu parler du bar "Chez Moineau", qui accueillait la jeune génération perdue au 22 rue du Four à Paris : c'était dans le Quartier Latin au début des années cinquante.
 
Jaenada décrit en détail les parcours de ces enfants égarés et en particulier celui de Jacqueline, morte défenestrée en 1953 à l'âge de 20 ans. L'écrivain retrace un portrait émouvant de ces jeunes détruits par les conséquences des deux guerres mondiales ainsi que par les institutions de l'enfermement : famille, police, psychiatrie, domination masculine, services sociaux...
 
Comme on avait pu le découvrir dans son récit "La serpe (2018)", Jaenada prend les chemins de traverse avec humour, non seulement avec ses digressions habituelles, mais aussi en se mettant en scène dans ses recherches et son écriture, ainsi qu'en relatant un tour de France de villes en villes et d'hôtels en hôtels, voyage entamé au début de ses recherches.
 
Son livre nous replonge donc avec précision dans une ambiance, une époque, un milieu social disparus. L'auteur nous fait partager son émotion face à ces parcours brisés, nous montre les conséquences funestes des guerres et des insuffisances d'une époque, et nous fait découvrir les prémisses archéologiques de mai 68.
 
Tout cela dans un seul livre bien plaisant à parcourir, un livre qui du point de vue spatio-temporel fonctionne par oppositions : les premières lignes décrivent l'horizontale de la perspective de la longue plage de Malo-les-bains à Dunkerque à marée basse, horizontale qui va se déployer dans le voyage jusqu'à la plage d'Hendaye, et s'oppose à la verticale de la chute brève de Jacqueline depuis un troisième étage. Si l'on était malicieux, on pourrait rajouter la verticale de la descente des nombreux whiskys bus par l'auteur lors de son périple. 

Du point de vue temporel s'opposent le temps long du voyage et de la minutie de la recherche à celui, très bref (1,46 seconde) de la chute d'un corps dans une arrière-cour parisienne. 
Il est donc logique que ce livre si bien construit se termine avec le mot "vertige".
 
Jaenada 2024

 

Mbzt, CC BY 3.0 <https://creativecommons.org/licenses/by/3.0>, via Wikimedia Commons


mercredi 6 novembre 2024

L'amour au subjonctif

Il faut ne jamais avoir avoir connu le sentiment amoureux - ou n'avoir jamais lu Proust, c'est pareil -  pour ne pas comprendre les intermittences du cœur et les égarements de l'esprit, les mille et une tergiversations de la flamme qui sont l'objet du roman de Crébillon fils (1707-1777).

Déclarations, hésitations, tromperies, jalousies, incompréhensions et tensions, flatteries et flâneries : elles sont d'abord ici un fait de langage, la trame d'un discours qui prouve que la passion amoureuse a un lien direct avec l'imparfait du subjonctif.
 
La sensualité de ce texte se rencontre donc d'abord dans les douceurs de la rythmique et des sonorités, de la syntaxe et du lexique de cette fabuleuse langue française du XVIIIème siècle, à laquelle il faut revenir régulièrement si l'on veut apprécier les plaisirs de toute littérature francophone.
 
La construction même de l'ouvrage a ses séductions, semblant culminer en son milieu dans une mise en abyme, une scène de commentaire d'un roman dans le roman.
 
L'ensemble n'est pas dépourvu d'humour et d'ironie, ce qui met un peu de distance face à toutes ces circonvolutions : "- Voilà sans contredit, s'écria-t-elle, une belle phrase ! Elle est d'une élégance, d'une obscurité et d'une longueur admirables ! Il faut, pour se rendre si inintelligible, furieusement travailler d'esprit.


Ce livre est comme une référence non pas indépassable mais indispensable. 

On y revient donc, et on n'en revient pas...
 
Crébillon fils

 
(c) sonneur



mardi 5 novembre 2024

Powys 1919

Le troisième livre de John Cowper Powys (1872-1963) a l'apparence classique d'un roman d'amour du XIXème siècle et peut apparaître mineur dans la production du maître gallois.
 
On y découvre néanmoins un art subtil de l'analyse psychologique approfondie des personnages, relié à la description minutieuse et précise des paysages et des lieux de vie en société, cette manière de relier espace psychique et espace géographique déjà découverte dans les autres romans de Powys et qui en constitue l'une des originalités.
 
L'écrivain explore d'abord "le remuement des eaux que le divin Éros agite, avant que n'apparaissent le désir, la jalousie, la responsabilité et le soupçon qui gâtent et défigurent tout.", ce silence plus parlant que tous les mots dans une atmosphère dans laquelle les échos de la guerre se font entendre même dans les disputes des enfants.
 
L'animosité entre les deux héros se déplace d'abord vers une sorte de querelle entre les anciens et les modernes qui permet à Powys de situer son art d'écrivain du côté de l'ironie et d'une modernité postérieure au modèle XIXème de départ, avec un art affiné du dialogue.


Au fil des chapitres, le récit oppose l'inconstance au désir, l'art à la vie, les conventions sociales à la vérité des sentiments, les contraintes matérielles à la liberté...
 
Voilà donc un roman étonnant, désuet par certains aspects, notamment dans la mécanique tourmentée des intrigues amoureuses, assez convenue ; mais moderne formellement, dans sa manière ironique et sensuelle de décortiquer finement la psychologie de ses personnages dans un style analytique d'écriture somptueux coloré d'étrangeté ; et un roman dans lequel ce sont les femmes qui sont les plus fortes.

 
"La douceur de l'antique pelouse sous l'arbre immémorial, la passion du vent puissant dans le lieu désolé, l'écroulement de la vague marine sous les murs mélancoliques du port, la retraite de l'armée vaincue, le soulèvement de la multitude opprimée, le tonnerre qu'en ses ailes porte l'ange destructeur, la "voix faible encore" de l'esprit créateur qui sombrement songe à la fondation de mondes nouveaux, tout cela en lui s'éleva cependant qu'il la regardait, tout cela déjà se trouvait dans les gestes de ses bras tendus, dans le bond et la chute, dans le sculptural équilibre de ses membres divinement pâles." p. 228



John Cowper Powys - Comme je l'entends (1919) - Seuil 1989

Traduit de l'anglais par Robert Pépin -

ISBN 2020105489




Powys 1919