mardi 10 décembre 2024

Joseph et ses frères 2 – 1934

Peut-on entendre pleurer dans le désert, peut-on y entendre les plaintes venues du fond des âges, y sentir sur la peau le souffle des pulsions archaïques venues du tréfonds de l'inconscient ? 

Pour évoquer le jeune Joseph, Thomas Mann paraît envisager une psychologie de l'adolescent avant de se diriger plutôt vers une réflexion sur le concept de beauté : on retrouve donc dès le début du récit sa manière d'étirer le temps de la narration en donnant de l'ampleur au simple rapport des faits, en faisant de son texte le lieu d'une réflexion philosophique, ou anthropologique, philologique, etc. 

Philologique, oui : "La sphère tourne et nul ne pourra jamais déterminer la véritable origine d'une histoire..." Le fait de fréquemment questionner les sources de ses récits semble être pour Thomas Mann une manière de s'approcher de la vérité du roman, de l'essence de l'art romanesque en lien avec la connaissance (revoir ce qu’en dit Hermann Broch dans « Création littéraire et connaissance - 1955 »). 

Joseph est beau, il a dix-sept ans et il est très sérieux : ce deuxième volume de la quadrilogie se centre donc sur lui après que Thomas Mann nous aura conté les "Histoires de Jacob" dans le premier, jusqu'à la naissance de Joseph et la mort de Rachel sa mère, sans oublier les épisodes célèbres comme celui de L'Échelle de Jacob, celui de Jacob et Esaü, du puits ou celui de l'exil. 

Mann donne certes de l'épaisseur réflexive à ses romans, mais il n'oublie pas de nous raconter des histoires qui nous concernent même si elles viennent du lointain passé. Il nous parle de l'hubris des êtres, de leurs envies et de leurs jalousies, de l'amour et de la haine, de leur génie, des rapports entre père et fils, entre frères. Il le fait alors qu'il est en exil à cause de la montée du nazisme et l'on ne peut s'empêcher de faire une double lecture de son récit, cherchant des échos du vécu de l'auteur dans son livre. Ceux-ci ne sont pas dans l'anecdote, mais dans le rapport au langage : c'est comme si Mann avait déjà conscience des caractéristiques du langage totalitaire pour lui opposer son art subtil et nuancé de romancier.

Joseph devient "le songeur", celui qui rêve et interprète les rêves. Des rêves littéraires pour lesquels il est peu question de condensation ou de déplacement (de figurabilité oui), mais d'imagination au royaume des dieux. "Les histoires descendent vers la sphère inférieure, tout de même qu'un dieu se fait homme ; elles s'embourgeoisent et deviennent terrestres, sans pour cela cesser de se dérouler sur le plan céleste aussi, ni de pouvoir être contées sous la forme qu'elles revêtent là-haut". Le romancier peut-il être Dieu pour le lecteur ? 

Le narcissisme du fils, l'aveuglement du père, le voile maternel, l'humiliation des frères nous ramèneront au fonds du puits. Il faut lever la tête pour voir la lumière.


...

"Ainsi donc le mot permet de lutter pour retarder la vérité en marche. Rien de pareil n'est possible quand c'est le signe qui est en jeu. Sa cruauté condensée n'admet ni fiction ni atermoiement. Il exclut toute équivoque et n'a pas besoin qu'on lui confère une réalité, étant la réalité même. Le signe est tangible, il ne condescend pas à vous ménager en se donnant l'apparence incompréhensible, il ne vous laisse aucune échappatoire. Il vous force à imaginer, dans votre propre tête, ce que vous rejetteriez comme une folie si vous l'entendiez exprimer par des mots ; ainsi vous oblige-t-il, soit à vous croire insensé, soit à admettre la vérité. Dans le mot comme dans le signe, le direct et l'indirect s'enchevêtrent diversement et l'on ne saurait décider lequel des deux est le plus directement brutal. Le signe est muet, pour l'unique raison qu'étant la chose signifiée, il n'a pas besoin de s'exprimer pour être compris. En silence, il vous jette à la renverse." p.233

Thomas Mann - Joseph et ses frères 2 - Le jeune Joseph - L'imaginaire Gallimard N°68 - Traduction Louise Servicen 

 

Joseph et ses frères 2 - 1934


Pierres

 

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