Les fils et filles du désert, accompagnés des dieux incompréhensibles, suivent leur destin dans un récit à l’ampleur inégalée. C'est le temps comme puits insondable qui est mis en avant au début du roman, alors que ce sont les profondeurs de l'histoire de l'humanité qui sont explorées dans ce récit, qui commence donc par une métaphore en lien avec l'infini. Plus on s'enfonce dans le passé, plus il est indéchiffrable.
Pourtant, avec "Les histoires de Jacob", Thomas Mann se lance pour quatre tomes dans le récit de l'existence de "Joseph et ses frères", le prophète de la bible et du coran. Il se demande "où chercher les premières assises de la civilisation humaine" et choisit de commencer avec l'histoire du fils de Jacob et Rachel.
Logiquement arrive l'interrogation sur les origines de l'écriture et de la parole. L'écrivain pourrait se demander d'où lui vient son art si complexe de romancier, mais ses réflexions semblent plus larges alors qu'il écrit sa tétralogie au moment de la montée du nazisme : c'est comme s'il avait besoin d'assurer les bases de la culture face aux destructions du fascisme, de rechercher les origines de la vie et de la pensée face au déploiement de la pulsion de mort, en questionnant l'origine des récits du déluge ou de la tour de Babel.
Le premier chapitre du premier volume de cette tétralogie publiée de 1933 à 1942 s'intitule donc "La descente aux enfers", mais l'auteur ne semble pas laisser toute espérance à l'entrée, il croit aux pouvoirs du langage et du roman et nous entraîne avec génie dans les abysses de la culture humaine.
Les interrogations géographiques concernant la localisation du paradis sont ainsi vertigineuses et illusoires, révèlent la profondeur incommensurable du puits abyssal de l'histoire humaine mais elles existent néanmoins dans le livre, dans la prose poétique dense et intellectuelle de Thomas Mann qui, si elle trouve ses sources dans l'histoire biblique, l'anthropologie et l'archéologie, la philologie et la théologie, n'en reste pas moins un texte d'écrivain romancier.
L'art du romancier va donc très loin quand, par exemple, il transforme une exploration de la notion de péché en véritable analyse psychologique de Dieu, un dieu du souci et de l'anxiété qui implique le nomadisme de ses sujets et renvoie à l'exil de l'auteur du livre. Le récit de la vie de Joseph, présenté d'abord comme un jeune fou de la lune assis au bord des profondeurs, peut alors se déployer en se centrant d'abord sur son père Jacob, âgé de soixante-sept ans au début de ce premier volume.
Le puits n'est pas seulement une métaphore, il est aussi le lieu auprès duquel les relations père fils se déploient dans une concentration de l'écriture qui étire le temps. Associé à la profondeur et au passé, il est aussi une représentation de l'enfer, que visitera Joseph et dont il ressortira pour le pardon.
Le père et le fils dialoguent au bord, à la margelle. Ils sont à la marge, ils font l'expérience des limites du langage, ils sont à la frontière entre raison et folie, au bord du précipice.
Les limites du moi sont floues, ne sont pas enfermées dans le corps. Un même nom peut renvoyer à deux personnes, une même personne peut avoir plusieurs noms. Le nom de Dieu reste imprononçable, se perd dans le souffle court d'une phrase inachevée.
Le lecteur fait lui aussi l'expérience du franchissement et de l'incertain, alors que Mann ne cesse d'interroger la fiabilité des sources de ses récits et tente ainsi de mettre en lumière l'essence de la vérité. Celle-ci peut s'approcher grâce au langage qui fait loi, en commençant par y mettre les formes : "...la prééminence apparente accordée aux belles formes, ainsi que le généreux gaspillage de temps qu'elle comporte, est un luxe, sur quoi est fondée la dignité humaine : il contraint la nature à se plier aux lois de la politesse, à se dépasser." Une leçon pour notre époque ?
Thomas Mann - Jacob et ses frères - Les histoires de Jacob - L'Imaginaire Gallimard N°67
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