"...si tu fais jouer ton imagination, ou si tu escalades la montagne, tu verras bientôt que le monde entier est fou, qu’il est mélancolique et qu’il délire... "
Robert
Burton (1577-1640), contemporain de Shakespeare, Montaigne, Descartes
& Pascal, Brantôme & Cervantès, a publié "L'anatomie
de la Mélancolie" en 1621, seize ans après le "Don
Quichotte" de Cervantès et cinq ans après "Les Tragiques"
d'Agrippa Aubigné.
Membre de l'Église et universitaire d'Oxford où il passera sa vie, il avance masqué à une époque où l'Inquisition est encore très active. Loin d’être isolé, il côtoie les intellectuels et savants de son temps et manie la médecine, la géographie, la géologie, les mathématiques et l’art de la digression.
On peut se demander quel est l’intérêt de lire de nos jours un traité médical du XVIIe siècle : c’est que le livre de Burton est beaucoup plus que cela : débordant de références latines et grecques, de sentences morales, il expose la science de son temps (la médecine humorale) mais aussi les préjugés et idées reçues de l’époque. Non sans humour parfois, il défie les censures du moment pour exposer des modes de pensée qui nous sont devenus étrangers : il le fait d’une manière originale dans des modes d’écriture qui placent son texte dans le champ de la littérature et viennent déranger le lecteur moderne dans ses habitudes en nous rappelant que "l’inactivité de l’esprit est bien pire que celle du corps". Se posant en scientifique, Burton n’est pas exempt lui-même de méconnaissance, puisqu’il passera à côté d’une découverte majeure de son époque, celle de la circulation sanguine.
Le goût pour les chemins de traverse est ce qui fait l’un des intérêts de ce livre : on en découvre un exemple dès la préface avec l’exposition d’une utopie faisant référence à celle de Thomas More et l’affirmation répétée selon laquelle c’est le monde entier qui est fou, mélancolique et délirant, affirmation derrière laquelle Burton s’abrite en s’excusant de sa propre folie en indiquant que son livre est "un florilège de textes des autres, ce n’est pas moi, mais eux qui le disent".
"Ces digressions réjouissent et reposent le lecteur fatigué ; elles agissent comme une sauce sur un estomac malade, c’est pourquoi je m’en sers si volontiers."
Dans le domaine des maux de l’esprit, loin encore de se nommer psychiatrie, certaines observations de Burton montrent les limites de son temps, d’autres font preuve d’intuition, par exemple à propos des symptômes de ce que l’on appellera plus tard l’hystérie de conversion et le développement de l’idée des liens entre corps et psychisme qui existe depuis l’Antiquité. On a ainsi droit à des histoires plaisantes de patients qui guérissent ou tombent malades seulement avec les mots du docteur, quelques scènes qui auraient bien intéressé Freud.
À propos de l’alimentation, Burton parle de l’eau pure, ce qui l’amène à évoquer les aqueducs romains, et il va chercher chez Avicenne l’argument selon lequel il n’y a rien de pire que de consommer une grande diversité de mets ou en trop grande quantité, mais il se pose en scientifique expérimental quand il affirme que l’expérience est notre meilleur médecin et que le régime le plus adapté à l’un est souvent le plus souvent néfaste pour l’autre : cela peut paraître banal, mais témoigne d’une belle autonomie de la pensée. Il n’hésite donc pas à nous gratifier d’un chapitre sur la rétention et l’évacuation, digressant vers le thème des bains et nous amuse quand il prône la modération dans la pratique de ce qu’il nomme l’acte vénérien.
Quand Burton nous parle de l’air rectifié, on n’est pas chez Knock ou Diafoirus, mais dans une digression fabuleuse nous menant d’abord au pôle Nord et dans des considérations sur les variations de l’aiguille magnétique et dans d’autres problèmes géographiques lui faisant parcourir le monde entier et toute la culture de l’Antiquité au moyen-âge, de Horace à Cicéron, Sénèque et Lucain, à Érasme et Galilée, Tycho Brahé et Duns Scot, Kepler et bien d’autres encore...
Burton voudrait que nous soyons toujours en mouvement : cela lui permet de fustiger l’oisiveté de la noblesse et de promouvoir, avec modération, l’exercice du corps et de l’esprit : cela nous vaut de belles envolées à propos du sport, de la fauconnerie, de la musique associée au vin et à la joyeuse compagnie ("Elle chassera le diable en personne.") ; on est pas loin de la méthode Coué quand il nous est indiqué que les médecins prescrivent généralement la gaieté comme remède à la mélancolie...
Burton s’intéresse aux signes et aux symptômes, cela ne l’empêche pas d’être pris, parfois, par les préjugés de son époque : voilà de quoi inciter le lecteur moderne à pourchasser sans relâche les lieux communs contemporains et les idées pré-digérées dont il pourrait être la victime, même si cette leçon n’est guère à la mode.
C’est une recherche sans fin, qui remplit les bibliothèques, une lutte contre le désespoir, cet "abrégé de l’enfer".
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