Marie Cosnay - Cordelia la guerre - Éditions de l’Ogre 2015 - ISBN 9791093606231
Dans ce livre, il y a plusieurs scènes qui se superposent ou s’entremêlent : celle du théâtre shakespearien (le Roi Lear), celle du crime et du polar, la scène politique et sociale, celle de l’imaginaire poétique, celle de la guerre et celle de la lecture...
Une multitude de personnages nous est présentée dans trois pages dédiées au début du livre, et cela est bienvenu, permet de ne pas trop se perdre dans ce texte labyrinthique qui semble vouloir priver le lecteur des repères narratifs habituels (les suspects habituels).
Ces personnages ont souvent des doubles, des alias qui naviguent entre les différentes rives du fleuve, ce qui fait parfois douter ou hésiter sur leur identité.
Mais une fois qu’on est calé, on joue le jeu volontiers, pour entrer dans des choix d’écriture et de narration originaux, des déplacements dans l’espace déconcertants, des mouvements temporels aux aléas inattendus, des hallucinations : dans ce récit éclaté et fourmillant jusqu’à la dilution, c’est à une dystopie de la lecture qu’on est convié, comme par analogie avec son contenu.
L’inspecteur Durruty aura bien du mal à s’y retrouver, dans une géographie qui pourrait ressembler aux environs de Bayonne, mais paraît plutôt se perdre dans les parages d’un Adour cubiste déconstruit, un espace multidimensionnel entre Nive et Bidassoa devenant de plus en plus dystopique : à moins qu’on ne soit dans un univers étrange proche de celui du cinéaste David Lynch auquel Marie Cosnay fait référence par ailleurs*.
L’autrice narratrice semble elle-même se demander ce qu’il est est du devenir de ses personnages, jusqu'à ce que l’un d’eux disparaisse ou se métamorphose (Cosnay est traductrice d’Ovide) après que l’on ait assisté à la multiplication des pains... Euh non, des livres.
Mais qu’on se rassure : une fois les règles du jeu acceptées, la lecture peut se dérouler dans cet univers poétique particulier que développe la prose de Marie Cosnay et il n’est pas obligatoire de relire Shakespeare pour s’y retrouver. (pas obligatoire, mais c’est un bon prétexte...)
Au fil de ses livres, Cosnay déploie une poétique politique : la guerre est celle du langage, dans laquelle se confrontent dominants et dominés, assassins et inspecteurs, clochards et municipaux, immigrants et administration préfectorale, hommes et femmes... La prise en compte par l’autrice des problèmes de la cité démocratique implique une réflexivité éthique de l’écriture : comment rendre compte des tragédies individuelles réelles, comment parler à la place des autres, quel équilibre entre l’action et la réflexion ?
En équilibre, Marie Cosnay apporte dans ce livre un original début de réponses à ces questions, et les réitère dans ses autres ouvrages, dans la fiction, le reportage ou le mélange des deux.
* "Hiboux, rubis et filles aux cheveux de feu", page 108, in : Marie Cosnay - Traverser les frontières, accueillir les récits. Éditions L’Ire des Marges 2022
"Toujours autre chose, toujours autre chose. Derrière un signe, un autre, c’est ça, s’il y avait une autre chose que je voudrais qu’on retienne. Derrière un visage, un autre, derrière une richesse une autre, un livre un autre, un personnage, un nom, un autre."
Marie Cosnay
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire