vendredi 27 décembre 2024

Joseph et ses frères vol. 3 - 1936

Des cercles de l'univers dont chaque humain est le centre : le désert hébergerait-il une théorie de solipsistes ?

Dans ce troisième volume de la quadrilogie de Thomas Mann, Joseph renaît : sorti du puits, de l'enfer de l'adolescence, le voici esclave devenant maître, maître du verbe, de l'écriture et des connaissances qui balisent toujours l'accès au pouvoir dans ce qu'il croit être le royaume des morts.

De Hébron vers Ashkelon, puis le long de la côte en traversant Gaza puis le nord du désert du Sinaï, Joseph et les Ismaélites voyagent vers l'Égypte : les difficultés du voyage et à la frontière résonnent terriblement et de manière moderne avec celles que rencontrent les migrants du XXIème siècle, ainsi qu'avec les conflits que connaît la région actuellement. Le discours du gardien de la forteresse de Tsell pourrait se retrouver de manière identique dans la bouche de l'un de nos douaniers d'aujourd'hui.

Joseph fait d'abord face à la figure du Sphinx (celui qui dissimule le sens) avant de se diriger vers le sud, c'est-à-dire à une énigme qui n'est que silence : Thomas Mann déploie la puissance du verbe en son absence même, et fait de sa quadrilogie une énigme, une étrangeté dans son œuvre, une statue dans le désert ; il y a les bavardages de la foule et des soldats, les questionnements incessants de Joseph, le verbe des échanges commerciaux, mais aussi celui des mythes et de la religion, celui du pouvoir et de Dieu, et le texte de Mann, qui nous entraîne dans des aventures dont l'ampleur des décors fait parfois penser aux péplums hollywoodiens des années cinquante, peuplés de colonnades papyriformes et lotiformes.

Renversement : on remonte vers le sud, à la voile sur le Nil, vers Louxor. Parti du fond d'un puits, Joseph-Ousarsiph monte, et démontre son pouvoir, celui du langage, en changeant de nom et en faisant preuve des mêmes dons que Shéhérazade. Il séduit ceux que les nains nomment les démesurés, autrement dit les hommes, et il faudrait aller voir du côté du texte original si cette nomination a un rapport avec l'hubris grecque.

Mais c'est à la patience qu'il lui faudra d'abord se confronter alors qu'il est et restera l'étranger. Comme en miroir, Thomas Mann semble mettre à l'épreuve la patience du lecteur : en étirant le temps, on l'a dit, mais aussi en mettant en œuvre une narration subtilement éclatée. Il faut ainsi attendre le milieu du roman (p. 268) pour lire la description d'un personnage important présent depuis le début, et une requête formulée en une phrase s'étire - à la mesure de son importance dans la narration - sur tout un chapitre, confirmant que le suspens(e) est pur langage. La réalisation du désir est sans cesse différée et ce sont les mots qui permettent cette maîtrise du temps : cela nous vaut des pages d'une beauté sidérante quand Putiphar déclare son amour et exprime son désir à Joseph, alors même que les mots lui manquent.

En creux, Thomas Mann (qui publie ce troisième volume en 1936) met en évidence que c'est quand le langage perd ses pouvoirs de séparation, quand il n'est plus porteur de la loi et que ses vertus performatives prennent le dessus que la tyrannie et la barbarie peuvent advenir. Il nous fait expérimenter l'attente et la lenteur propices à l'avènement de la raison poétique et de la rêverie.



"Qu'on ne nous croie pourtant pas insensible au blâme - exprimé ou tacite et sans doute tu par courtoisie - qui s'adresse à notre exposé, à notre mise au point de l' "histoire". Nos objecteurs arguent que la forme concise sous laquelle elle figure dans le texte d'origine ne saurait être surpassée, et que notre entreprise entière, qui par ailleurs n'a déjà que trop duré, est peine perdue. Mais depuis quand un commentateur fait-il concurrence à son texte? Et l'explication du "Comment" ne comporte-t-elle pas une dignité et une importance vitales aussi grandes que la tradition affirmant le "Quoi ?" La vie ne s'accomplit-elle pas tout d'abord dans le "Comment ?"." p.285


Thomas Mann - Joseph et ses frères vol. 3 - Joseph en Égypte - L'Imaginaire Gallimard N°69 - Traduction Louise Servicen

Joseph et ses frères voL. 3

Louxor

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