mercredi 8 janvier 2025

Joseph et ses frères vol.4 - 1943

Dans ce quatrième et dernier livre de sa quadrilogie, avec lequel on clôt une expérience de lecture marquante, Thomas Mann ne se refuse rien avec un premier chapitre intitulé "Prélude dans les sphères célestes" qui semble esquisser une psychologie de Dieu à travers le personnage de Semael, celui qui n'avait pas encore chuté pour devenir Satan.

Joseph se dirige à nouveau vers une fosse après avoir eu affaire à la femme de Putiphar. Nouveau renversement : après son ascension qui lui avait fait remonter le fleuve vers le sud et côtoyer les hautes sphères du pouvoir, le voici redescendant vers le nord, vers la forteresse prison de Zawi-Râ dans le delta du Nil. Dans ce livre et les autres volumes, les déplacements géographiques entre nord et sud accompagnent en parallèle les ascensions et chutes sociales, ceux entre est et ouest les bouleversements de l'histoire.

Joseph va se sauver en interprétant les rêves et en se montrant encore maître du langage, ce qui nous entraîne à une apparente digression dans la lecture avec le souvenir de la passion égyptienne de Freud, l'autre grand herméneute des songes dont le père se nommait lui aussi Jacob ; Freud qui lisait la bible illustrée des frères Philippson dans son enfance, une édition bilingue hébreu-allemand ; qui donna une place importante à son oncle Josef dans son Interprétation des rêves (Die Traumdeutung - 1900) ; qui ouvrira à Vienne son cabinet privé le jour de Pâques (la commémoration de la sortie d’Égypte) et reviendra à la figure de Joseph dans "Moïse et le monothéisme". Mann appréciait l’œuvre du viennois.
(On a ressorti de la bibliothèque le très beau "Freud" fauve et égyptien de Roger Dadoun paru chez Belfond en 1982, ainsi que l'article consacré à Amenhotep IV par Karl Abraham en 1912 - Œuvres complètes /1 pages 232 à 256).

"Autrement dit, le monde n'était pas simplement en soi et pour soi, mais aussi son monde à lui et donc susceptible d'être modelé de manière à se le rendre propice et accueillant."
Même enchaîné, Joseph montre une confiance enfantine proche de l'inconscience laissant présager les difficultés et rencontre un geôlier qui lui dit : "... il existe deux sortes de poésie ; l'une jaillie de la naïveté populaire, l'autre de la quintessence scripturaire. Celle-ci est sans contredit supérieure mais j'estime qu'elle ne saurait s'épanouir si elle n'entretient des rapports amicaux avec l'autre", un geôlier qui est le premier à évoquer les rêves. On va pouvoir s'entendre...

Le thème du changement de nom (Joseph - Ousarsiph) revient à travers l'histoire des complots contre Râ et Pharaon : il est lié à celui du pouvoir,, de l’identité, à l'inégalité entre les biens et mal nommés ; la puissance en cachant son nom ou ses noms cryptiques ; la déchéance de se voir privé de son nom et d'être surnommé. Joseph va commencer l'interprétation des rêves sous son nom Ousarsiph ; Freud devra renoncer à se faire un nom dans la médecine viennoise de son temps et renoncer à un avenir tout tracé pour inventer la psychanalyse ; Joseph changera encore de nom pour devenir le nourricier.
"Tu es donc d'avis qu'on ne doit pas toujours porter le même nom, mais l'adapter aux circonstances, selon ce qu'il advient à chacun de nous et les sentiments qu'il éprouve ?" p. 151
Joseph a adapté son nom au gré des circonstances comme l'on fait les syriens sous la dictature des Assad...

L'action de différer, l'atermoiement, l'attente continuent de caractériser la narration, et c'est Pharaon qui raconte d'abord des histoires avant d'écouter les interprétations de Joseph. La loi du langage est ici de surseoir au passage à l'acte, attente qui permet le déploiement de la pensée, la poésie, l'accueil de l'autre. La quintessence scripturaire à laquelle Thomas Mann fait allusion aurait-elle quelques liens avec cette temporisation nommée "différance" derridienne ? À moins que la puissance du texte de Mann n'implique l'errance interprétative du lecteur, qui sera excusé au rappel de ce que l'interprétation est l'un des thèmes principaux de cette œuvre. Mais Thomas Mann insiste et nous dit, à propos de ses personnages : "...nous avons un avantage sur eux : la faculté de contracter ou d'allonger à notre guise le temps." p.319. Il ne s'en prive pas.

L'exact milieu du roman - un indice de l'art de l'architecture romanesque de Thomas Mann - est le lieu d'un nouveau renversement : retour vers L'Est chez Jacob du côté d'Hébron, pour nous conter l'histoire étonnante de Thamar, une femme forte cherchant à s'inscrire à tout prix dans une filiation, et démarrer ainsi la dernière partie de la quadrilogie, celle qui mènera à la réconciliation et au pardon lors de la venue des frères en Égypte.

La phrase "Et ainsi fini la belle histoire, l'invention de Dieu, Joseph et ses frères" qui termine la quadrilogie semble répondre, dans sa forme, au "Il est dit que..." qui commence le premier volume, et paraît encadrer toute l'histoire dans la structure du conte : mais c'est bien la quintessence scripturaire du roman qui est mise en œuvre dans ce quatuor moins connu que "Les Buddenbrook", "La mort à Venise", "La Montagne magique" ou "Le Docteur Faustus" mais qui est pourtant à nos yeux une œuvre majeure du maître de Lübeck.


Thomas Mann - Joseph et ses frères vol. 4 - Joseph le nourricier - L'Imaginaire Gallimard N°70 - Traduction Louise Servicen (1886-1975)

Joseph et ses frères vol.4



Franz Anton Maulbertsch, Public domain, via Wikimedia Commons

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