Dans ce quatrième et dernier livre de sa quadrilogie, avec
lequel on clôt une expérience de lecture marquante, Thomas Mann ne
se refuse rien avec un premier chapitre intitulé "Prélude
dans les sphères célestes" qui semble esquisser une
psychologie de Dieu à travers le personnage de Semael, celui qui
n'avait pas encore chuté pour devenir Satan.
Joseph se
dirige à nouveau vers une fosse après avoir eu affaire à la femme
de Putiphar. Nouveau renversement : après son ascension qui lui
avait fait remonter le fleuve vers le sud et côtoyer les hautes
sphères du pouvoir, le voici redescendant vers le nord, vers la
forteresse prison de Zawi-Râ dans le delta du Nil. Dans ce livre et
les autres volumes, les déplacements géographiques entre nord et sud accompagnent en
parallèle les ascensions et chutes sociales, ceux entre est et ouest les bouleversements de l'histoire.
Joseph va se
sauver en interprétant les rêves et en se montrant encore maître
du langage, ce qui nous entraîne à une apparente digression dans la
lecture avec le souvenir de la passion égyptienne de Freud, l'autre
grand herméneute des songes dont le père se nommait lui aussi Jacob
; Freud qui lisait la bible illustrée des frères Philippson dans
son enfance, une édition bilingue hébreu-allemand ; qui donna une
place importante à son oncle Josef dans son Interprétation des
rêves (Die Traumdeutung - 1900) ; qui ouvrira à Vienne son
cabinet privé le jour de Pâques (la commémoration de la sortie
d’Égypte) et reviendra à la figure de Joseph dans "Moïse
et le monothéisme". Mann appréciait l’œuvre du
viennois.
(On a ressorti de la bibliothèque le très beau
"Freud" fauve et égyptien de Roger Dadoun paru chez
Belfond en 1982, ainsi que l'article consacré à Amenhotep IV par
Karl Abraham en 1912 - Œuvres complètes /1 pages 232 à
256).
"Autrement dit, le monde n'était pas
simplement en soi et pour soi, mais aussi son monde à lui et donc
susceptible d'être modelé de manière à se le rendre propice et
accueillant."
Même enchaîné, Joseph montre une
confiance enfantine proche de l'inconscience laissant présager les
difficultés et rencontre un geôlier qui lui dit : "... il
existe deux sortes de poésie ; l'une jaillie de la naïveté
populaire, l'autre de la quintessence scripturaire. Celle-ci est sans
contredit supérieure mais j'estime qu'elle ne saurait s'épanouir si
elle n'entretient des rapports amicaux avec l'autre", un
geôlier qui est le premier à évoquer les rêves. On va pouvoir
s'entendre...
Le thème du changement de nom (Joseph -
Ousarsiph) revient à travers l'histoire des complots contre Râ et
Pharaon : il est lié à celui du pouvoir,, de l’identité, à
l'inégalité entre les biens et mal nommés ; la puissance en
cachant son nom ou ses noms cryptiques ; la déchéance de se voir
privé de son nom et d'être surnommé. Joseph va commencer
l'interprétation des rêves sous son nom Ousarsiph ; Freud devra
renoncer à se faire un nom dans la médecine viennoise de son temps
et renoncer à un avenir tout tracé pour inventer la psychanalyse ;
Joseph changera encore de nom pour devenir le nourricier.
"Tu
es donc d'avis qu'on ne doit pas toujours porter le même nom, mais
l'adapter aux circonstances, selon ce qu'il advient à chacun de nous
et les sentiments qu'il éprouve ?" p. 151
Joseph a
adapté son nom au gré des circonstances comme l'on fait les syriens
sous la dictature des Assad...
L'action de différer,
l'atermoiement, l'attente continuent de caractériser la narration,
et c'est Pharaon qui raconte d'abord des histoires avant d'écouter
les interprétations de Joseph. La loi du langage est ici de surseoir
au passage à l'acte, attente qui permet le déploiement de la
pensée, la poésie, l'accueil de l'autre. La quintessence
scripturaire à laquelle Thomas Mann fait allusion aurait-elle
quelques liens avec cette temporisation nommée "différance"
derridienne ? À moins que la puissance du texte de Mann n'implique
l'errance interprétative du lecteur, qui sera excusé au rappel de
ce que l'interprétation est l'un des thèmes principaux de cette
œuvre. Mais Thomas Mann insiste et nous dit, à propos de ses
personnages : "...nous avons un avantage sur eux : la faculté
de contracter ou d'allonger à notre guise le temps." p.319.
Il ne s'en prive pas.
L'exact milieu du roman - un indice
de l'art de l'architecture romanesque de Thomas Mann - est le lieu
d'un nouveau renversement : retour vers L'Est chez Jacob du côté
d'Hébron, pour nous conter l'histoire étonnante de Thamar, une
femme forte cherchant à s'inscrire à tout prix dans une filiation,
et démarrer ainsi la dernière partie de la quadrilogie, celle qui
mènera à la réconciliation et au pardon lors de la venue des
frères en Égypte.
La phrase "Et ainsi fini la
belle histoire, l'invention de Dieu, Joseph et ses frères"
qui termine la quadrilogie semble répondre, dans sa forme, au "Il
est dit que..." qui commence le premier volume, et paraît
encadrer toute l'histoire dans la structure du conte : mais c'est
bien la quintessence scripturaire du roman qui est mise en
œuvre dans ce quatuor moins connu que "Les Buddenbrook",
"La mort à Venise", "La Montagne magique" ou "Le
Docteur Faustus" mais qui est pourtant à nos yeux une œuvre
majeure du maître de Lübeck.
Thomas Mann -
Joseph et ses frères vol. 4 - Joseph le nourricier - L'Imaginaire
Gallimard N°70 - Traduction Louise Servicen (1886-1975)
mercredi 8 janvier 2025
Joseph et ses frères vol.4 - 1943
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