L'idée première peut paraître contre-intuitive pour le psychologue
: affirmer que la mémoire dépend de l'entourage social, poser les
bases d'une théorie sociologique de la mémoire en montrant que
celle-ci se déploie dans des cadres sociaux et même qu'il
existerait une mémoire collective.
Évoquer les rêves
sert à mettre en évidence les reconstructions à partir du présent
dont ils font l'objet, qu'on ne peut rappeler un souvenir complet
dans le rêve et que les cadres de la pensée la veille et du rêve
sont différents.
En reprenant l'analyse du célèbre rêve
de "l'injection à Irma" décortiqué par Freud au
début de "La science des rêves (Die Traumdeutung- 1900)",
Halbwachs montre que même dans le sommeil, une partie des croyances
et des conventions des groupes sont à l'œuvre, et que la pensée et
la réflexion ont une place plus importante dans les rêves que ce
qu'en disent les psychologues (le livre date de 1925, depuis, les
théories psychologiques de la mémoire se sont complexifiées).
Autrement dit, même si les cadres de la veille et du
rêve sont différents, il est possible de montrer que les cadres de
la pensée sociale (notamment l'espace et le temps, le langage, le
sentiment de l'identité...) imprègnent et structurent les rêves.
Même l'étude de l'aphasie mène à la conclusion qu' "il
n'y a pas de mémoire possible en dehors des cadres dont les hommes
vivant en société se se servent pour fixer et retrouver leurs
souvenirs."
Halbwachs aborde le thème de la
reconstruction du passé avec l'exemple de la relecture à l'âge
adulte d'un livre d'enfance, creusant ainsi le thème de l'identité
malgré les modifications des cadres de la remémoration selon les
âges.
Évidemment, en le lisant, on ne peut s'empêcher
d'avoir à l'esprit comment Paul Ricoeur développera ces thèmes
beaucoup plus tard, notamment dans "Temps et récit"
(1983-85) et "Soi-même comme un autre" (1990).
En
attendant, tout en faisant une relecture critique de Bergson,
Halbwachs montre que la reconstitution du passé sera d'autant mieux
approchée si l'on dispose d'un grand nombre de témoignages écrits
ou oraux : c'est dans ce livre qu’apparaît pour la première fois
le concept de mémoire collective qui imprégnera par la suite les
réflexions sur ce sujet, à partir de la thèse que toute mémoire
"est une reconstruction rationnelle du passé à partir des
éléments et des mécanismes actuellement présents dans la
conscience du groupe." ( p. 317, postface de G.
Namer).
"Par cadre de la mémoire nous entendons,
non pas seulement l'ensemble des notions qu'à chaque moment nous
pouvons apercevoir, parce qu'elles se trouvent plus ou moins dans le
champ de notre conscience, mais toutes celles où l'on parvient en
partant de celles-ci, par une opération de l'esprit analogue au
simple raisonnement." p.129
La première partie
de l'ouvrage est très psychologique, la seconde fait plus appel à
l'histoire et à l'anthropologie quand Halbwachs analyse la mémoire
collective de la famille, de la religion et des classes sociales. Par
exemple à propos de la religion, l'auteur étudie comment celle-ci a
pu maintenir sa mémoire collective en présence de traditions aussi
différentes que celles des théologiens et des mystiques, et montre
que la mémoire religieuse obéit aux mêmes lois que toute mémoire
collective : elle ne conserve pas le passé mais le reconstruit à
partir du présent.
Voilà : si vous pensez qu'après les
répétitions mortifères du XXème et du début du XXIÈME, la
phrase "Plus jamais ça" n'a plus beaucoup de sens, vous
pourrez retrouver dans la lecture austère de Halbwachs les bases de
la réflexion sur le travail de mémoire et son intérêt. De quoi
continuer encore un peu le combat, même s'il apparaît
désespéré...
Maurice
Halbwachs (1877-1945) - Les cadres sociaux de la mémoire 1926 -
Albin Michel 1994
ISBN 9782226074904
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