mercredi 15 janvier 2025

Le présent de la mémoire

L'idée première peut paraître contre-intuitive pour le psychologue : affirmer que la mémoire dépend de l'entourage social, poser les bases d'une théorie sociologique de la mémoire en montrant que celle-ci se déploie dans des cadres sociaux et même qu'il existerait une mémoire collective.

Évoquer les rêves sert à mettre en évidence les reconstructions à partir du présent dont ils font l'objet, qu'on ne peut rappeler un souvenir complet dans le rêve et que les cadres de la pensée la veille et du rêve sont différents.

En reprenant l'analyse du célèbre rêve de "l'injection à Irma" décortiqué par Freud au début de "La science des rêves (Die Traumdeutung- 1900)", Halbwachs montre que même dans le sommeil, une partie des croyances et des conventions des groupes sont à l'œuvre, et que la pensée et la réflexion ont une place plus importante dans les rêves que ce qu'en disent les psychologues (le livre date de 1925, depuis, les théories psychologiques de la mémoire se sont complexifiées).

Autrement dit, même si les cadres de la veille et du rêve sont différents, il est possible de montrer que les cadres de la pensée sociale (notamment l'espace et le temps, le langage, le sentiment de l'identité...) imprègnent et structurent les rêves. Même l'étude de l'aphasie mène à la conclusion qu' "il n'y a pas de mémoire possible en dehors des cadres dont les hommes vivant en société se se servent pour fixer et retrouver leurs souvenirs."

Halbwachs aborde le thème de la reconstruction du passé avec l'exemple de la relecture à l'âge adulte d'un livre d'enfance, creusant ainsi le thème de l'identité malgré les modifications des cadres de la remémoration selon les âges.

Évidemment, en le lisant, on ne peut s'empêcher d'avoir à l'esprit comment Paul Ricoeur développera ces thèmes beaucoup plus tard, notamment dans "Temps et récit" (1983-85) et "Soi-même comme un autre" (1990).

En attendant, tout en faisant une relecture critique de Bergson, Halbwachs montre que la reconstitution du passé sera d'autant mieux approchée si l'on dispose d'un grand nombre de témoignages écrits ou oraux : c'est dans ce livre qu’apparaît pour la première fois le concept de mémoire collective qui imprégnera par la suite les réflexions sur ce sujet, à partir de la thèse que toute mémoire "est une reconstruction rationnelle du passé à partir des éléments et des mécanismes actuellement présents dans la conscience du groupe." ( p. 317, postface de G. Namer).

"Par cadre de la mémoire nous entendons, non pas seulement l'ensemble des notions qu'à chaque moment nous pouvons apercevoir, parce qu'elles se trouvent plus ou moins dans le champ de notre conscience, mais toutes celles où l'on parvient en partant de celles-ci, par une opération de l'esprit analogue au simple raisonnement." p.129

La première partie de l'ouvrage est très psychologique, la seconde fait plus appel à l'histoire et à l'anthropologie quand Halbwachs analyse la mémoire collective de la famille, de la religion et des classes sociales. Par exemple à propos de la religion, l'auteur étudie comment celle-ci a pu maintenir sa mémoire collective en présence de traditions aussi différentes que celles des théologiens et des mystiques, et montre que la mémoire religieuse obéit aux mêmes lois que toute mémoire collective : elle ne conserve pas le passé mais le reconstruit à partir du présent.

Voilà : si vous pensez qu'après les répétitions mortifères du XXème et du début du XXIÈME, la phrase "Plus jamais ça" n'a plus beaucoup de sens, vous pourrez retrouver dans la lecture austère de Halbwachs les bases de la réflexion sur le travail de mémoire et son intérêt. De quoi continuer encore un peu le combat, même s'il apparaît désespéré...


Maurice Halbwachs (1877-1945) - Les cadres sociaux de la mémoire 1926 - Albin Michel 1994
ISBN 9782226074904



Halbwachs 1925

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