Les Choses 1960.
Rêver
Perec puis le lire, aller au fond des choses.
Le premier
chapitre onirique de ce livre, dont la suite confirmera que c'est
bien un rêve, décrit un intérieur grand-bourgeois du siècle
dernier et fait vaciller le lecteur : il semble d'abord faussement se
dérouler chez Des Esseintes, à cause de l'accumulation des objets
et la profusion du vocabulaire ; mais finalement la description
rappelle plutôt un intérieur Guermantes ou Verdurin, alors que dans
les chapitres suivants, c'est plutôt le souvenir de la moulinette de
Boris Vian qui ressurgit...
On se souvient alors du
premier frigidaire, dans les années soixante : il avait une pédale
en bas pour ouvrir la porte...
Ce livre pourrait s’appeler « Les gens », même si les
personnages y sont comme des fantômes : Jérôme et Sylvie, qui
ne sont d’abord que « il » et «elle »,
rêvent que leurs moyens s’accordent à leurs désirs alors
qu’« ils n’avaient que ce qu’ils méritaient »
et que l’espace autour d’eux devient tyrannique. Esclaves de
leurs désirs étriqués, confondant liberté et possession, ils
passent même à côté de la guerre d’Algérie, comme ils
passeront sans doute à côté de Mai 68 ; ils prennent des
chemins désespérément vides et quand Perec nous dit qu’ils se
métamorphosent, on pense plutôt à Kafka.
Pendant qu'un philosophe
écrit : "Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent
les conditions modernes de production s'annonce comme une immense
accumulation de spectacles.", Perec en fait un roman,
flaubertien lit-on parfois...
Un livre de Perec, ça c'est
certain, plus jouissif à lire que "La société du
spectacle".
Hasard de lecture, on relit ce livre
après la "Critique de la vie quotidienne" de Henri
Lefebvre : le hasard fait parfois bien les choses.
Fragments :
La
vie, là, serait facile, serait simple.
Car
leurs moyens et leurs désirs s’accorderaient en tous points…
Ils
auraient aimé être riches. Ils n’avaient que ce qu’ils
méritaient d’avoir.
Certains
jours, l’absence d’espace devenait tyrannique.
Le
cœur n’y était pas : ils ne pensaient qu’en termes de tout
ou rien.
Leur
amour du bien-être, du mieux-être, se traduisait par un
prosélytisme bête…
Et
pourtant, ils se trompaient ; ils étaient en train de se
perdre.
Il
leur arrivait d’avoir peur.
L’histoire,
là encore, avait choisi pour eux.
Rien
de ce qui est humain ne leur fut étranger.
Les
chemins qu’ils suivaient, les valeurs auxquelles ils s’ouvraient,
leurs perspectives, leurs désirs, leurs ambitions, tout cela, il est
vrai, leur semblait parfois désespérément vide.
Avec
leurs amis, la vie, souvent, était un tourbillon. Ils appartenaient,
presque tous, aux milieux de la publicité.
L’Express
était sans doute l’hebdomadaire dont ils faisaient le plus grand
cas.
Où
auraient-ils pu trouver plus exact reflet de leurs goûts, de leurs
désirs ?
… ils
lorgnaient avec envie, avec désespoir, vers le confort évident, le
luxe, la perfection des grands bourgeois.
Une
analyse poussée aurait décelé aisément, dans le groupe qu’ils
formaient, des courants divergents.
… ils
finissaient par perdre tout contact avec le réalité.
Ils
étaient épris de liberté. Il leur semblait que le monde entier
était à leur mesure…
Ils
n’étaient pas malheureux. Certains bonheurs de vivre, furtifs,
évanescents, illuminaient leurs journées.
Il
ne fallait pas grand-chose pour que tout s’écroule.
Ils
se sentaient enfermés, pris au piège, faits comme des rats.
Ils
voulaient jouir de la vie, mais, partout autour d’eux, la
jouissance se confondait avec la propriété.
Ils
s’étaient installés dans le provisoire. Mais les dangers les
guettaient de toutes parts.
Ils
avaient du temps libre, mais le temps travaillait contre eux.
L’économique,
parfois, les dévorait tout entiers.
… la
guerre d’Algérie avait commencé avec eux, elle continuait sous
leurs yeux. Elle ne les affectait qu’à peine…
La
guerre continuait pourtant, même si elle ne leur semblait être
qu’un épisode, qu’un fait presque secondaire. Certes, ils
avaient mauvaise conscience. Mais…
Ils
vivaient dans un monde étrange et chatoyant, l’univers miroitant
de la civilisation mercantile, les prisons de l’abondance, les
pièges fascinants du bonheur.
L’ennemi
était invisible. Ou plutôt, il était en eux…
Ainsi
rêvaient-ils, les imbéciles heureux : d’héritages, de gros
lots, de tiercé.
Un
jour même, ils rêvèrent de voler.
Alors,
par bouffées, survenaient d’autres mirages.
Mais
ils étouffaient sous l’amoncellement des détails.
Ils
tentèrent de fuir.
Leur
solitude était totale.
Leur
vie était comme une trop longue habitude, comme un ennui presque
serein : une vie sans rien.
Ils
ne se connaissaient plus d’envie.
Tout
aurait pu continuer ainsi.
Mais
il ne leur sera pas facile d’échapper à leur histoire.
Ils
reviendront donc, et ce sera pire.
Mais
le repas qu’on leur servira sera franchement insipide.