lundi 31 mars 2025

Espace Perec 1972

Les revenentes 1972.


Qu'est-ce que tu fabriques, Perec, tu recommences ? Tu cherches à mettre tous les "e" dans le même panier ?


Seulement la lettre "e" cette fois-ci avec en épigraphe un texte en latin qui apparaissait déjà à la fin de "La disparition" et qui nous dit : 

"La règle est que je conserve le e, mais est-il nécessaire d'obéir à cette loi ? ...:... Continue à lire jusqu'au bout, achève la lecture, et ne pense pas que je publie des bagatelles."


Après sa disparition elle revient et envahit tout, et on en revient pas. Le tour de force est de rédiger un autre roman qui n'a aucun mot en commun avec le précédent. 


La contrainte implique que l'histoire se déroule à Exeter, avec un évêque et une certaine Hélène qui en veut à ses bijoux, en concurrence avec le brigand Ernest et en manipulant Thérèse de Rennes... 

C'est toujours aussi loufoque et déjanté ("Eden, Eden, Eden, best-seller de l'été ?"), mais on sourit souvent surtout à cause des libertés que prend Perec avec la langue, et on hallucine au final lorsque l'auteur déploie une scène digne du Marquis de Sade. 

Quel éphèbe ce Perec !

Perec Les revenentes 1972

 

vendredi 28 mars 2025

Espace Perec 2024 (Claro)

 Une seule lettre vous manque 2024.


Premièrement sous l'aile de Proust et de Poe, Christophe Claro nous entraîne, dans sa belle prose poétique, dans un chemin de traverse, en questionnant le manque, le trou, l'absence et en formulant l'hypothèse que dans "La disparition", Perec invente la traduction. 

Claro choisit donc de creuser un thème qui renvoie à son propre travail de (grand) traducteur, et plus largement de questionner le langage et ses illusions en donnant une valeur transitive au verbe disparaître. 

Comme Perec, il joue lui aussi : il nous propose d'abord une retraduction en français d'une traduction en anglais d'un texte de Perec, puis retransforme en lipogramme cette traduction de traduction pour finir par repartir de l'original en remettant la lettre "e" : le jeu est jouissif et vertigineux mais permet un parcours réflexif et poétique sur l'absence, la perte, le deuil, et permet à l'auteur de rappeler que nous ne savons pas lire, que nous avons besoin des livres pour apprendre à lire. 

Après quelques belles et émouvantes variations, Claro se fait lacanien en nous rappelant qu'il manque toujours quelque chose, que le langage échoue toujours à dire quelque chose de la vérité de l'être : "Peut-être que mourir n'est pas la même chose que disparaître, peut-être que disparaître n'est pas tout à fait mourir, est autre chose, et que philosopher c'est non seulement apprendre à mourir, mais également à faire la différence entre mourir et disparaître."

C'est le N° 5 sur 53 de la collection 53 des éditions L'Oeil ébloui. 

Christophe Claro 2024


jeudi 27 mars 2025

Espace Perec 1969

La disparition 1969.

Être étonné de ce que ce texte s'élève en enfer ? La contrainte initiale, paraissant si difficile à mettre en œuvre qu'on ne saurait l'imiter de manière inversée sur plus d'une phrase, n'empêche pas Perec de livrer un texte poétique d'une belle légèreté sonore et fluidité rythmique, augmentées d'une inventivité narrative étincelante, poussée à des limites qui vont jusqu'à faire penser à James Joyce, dont on sait qu'il était un lecteur.

Après la lettre volée, il y a aussi un livre manquant dans la bibliothèque, qu'on remplace dans les municipales par un fantôme. D'autres livres, d'autres références parsèment le texte de Perec, celles qu'on voit et celles qui nous échappent, les évidences et les fantômes : Balzac, Kafka et peut-être Butor, Melville, Defoë, Henri James, Lacan, Thomas Mann, Raymond Roussel, Nietzsche, Edgar Poe, Rimbaud et sans doute Mallarmé, probablement Hemingway, certainement Dostoïevski et Proust allusivement ; on trouve aussi Gombrowicz, Wittig, Chomsky et Jakobson dans la bibliothèque d'Anton Voyl et plus loin Marc Bloch, Marcel Mauss, Malcolm Lowry, Erwin Panofsky...
Même Shakespeare est de la partie, ainsi que - in extremis - Rabelais, Sterne, Jules Verne, Queneau et Leiris : alors que tout doit disparaître, la grande littérature européenne réapparaît.


Perec joue avec son lecteur ou sa lectrice et c'est souvent désopilant, par exemple quand il convoque Champollion, Chomsky, Jakobson et l'Oulipo pour déchiffrer ses imitations poétiques de Mallarmé, Hugo et Rimbaud et fait suivre deux pages étourdissantes de pastiche structuraliste.


Lecteur ou lectrice jouent volontiers avec lui à ce jeu subtil et loufoque (convoquant aussi les jeux de mots de l'enfance : "buvons un coup ma serpette est perdue"...) mais savent qu'en catimini, il se pourrait bien que six millions de fantômes européens hantent ce livre.


À la fin, alors même que la lettre "A" a tendance à disparaître elle aussi, Perec semble passer le relais à "Ulysse" de Joyce (p. 299) : on joue...

 

"Il y avait un manquant. Il y avait un oubli, un blanc, un trou qu'aucun n'avait vu, n'avait su, n'avait pu, n'avait voulu voir. On avait disparu. Ça avait disparu."
p. 278 Bibliothèque de la Pléiade

 

Perec La disparition 1969

 

mercredi 26 mars 2025

Espace Perec 1967

Un homme qui dort 1967,


c'est aussi un homme qui rêve, qui perd une dimension de l'espace pendant l'endormissement mais est capable de porter une attention extrême à ses sensations et peut les décrire précisément. Paradoxalement, ce narrateur ensommeillé paraît très bien éveillé alors qu'il s'endort. Aurait-on là une ressemblance avec la technique des séances psychanalytiques ?
Refuge, évitement, immobilisme, dédoublement, répétition, évanouissement, perte du sentiment d'exister, confusions temporelles, crainte de l'effondrement pour en arriver à l'indifférence. Et plus tard la multiplication des contraintes d'écriture, pour remettre de l'ordre.


Perec savait très bien choisir ses psychanalystes : Françoise Dolto, Michel de M'Uzan, Jean-Bertrand Pontalis, parmi les meilleurs praticiens de l'époque et qui savaient écrire...
L'homme qui dort de Perec serait-il un cousin de Bartleby ? Plutôt, à l'époque, une jeune homme dépressif vivant une jeunesse difficile. Mais la référence au héros de Melville est bien présente.


Perec est-il un formaliste : tous les écrivains le sont ; un joueur, c'est certain. Il invente des formes, des jeux avec la langue littéraire qui semblent autant de masques. Il répond à sa manière à l'interrogation d'Adorno - qui redoublait celle d'Hölderlin - qui demandait s'il était encore possible d'écrire de la poésie après Auschwitz. On ne dit rien d'original ou de méconnu dans ce paragraphe, mais tout cela qui imprègne la lecture transparaît dans chaque page de Perec et mérite l'insistance.

Christophe Claro dit cela beaucoup mieux dans "Une seule lettre vous manque" : "Un philosophe allemand a dit - à peu près, je sais - qu'après Auschwitz, la poésie n'était plus possible. Un poète juif américain, Jerome Rothenberg, a dit, lui, qu'après Auschwitz- très précisément- la poésie était pour lui inévitable, plus que nécessaire. Avec Perec, on sent bien que la poésie, désormais, est présente dans son absence."

 

« Jadis, à New York, à quelques centaines de mètres des brisants où viennent battre les dernières vagues de l’Atlantique, un homme s’est laissé mourir. Il était scribe chez un homme de loi. Caché derrière un paravent, il restait assis à son pupitre et n’en bougeait jamais. Il se nourrissait de biscuits au gingembre. Il regardait par la fenêtre un mur de briques noircies qu’il aurait presque pu toucher de la main. Il était inutile de lui demander quoi que ce soit, relire un texte ou aller à la poste. Les menaces ni les prières n’avaient de prise sur lui. A la fin, il devint presque aveugle. On dut le chasser. Il s’installa dans les escaliers de l’immeuble. On le fit enfermer, mais il s’assit dans la cour de la prison et refusa de se nourrir. »

Georges Perec. Un homme qui dort. P. 258 Œuvres I, Bibliothèque de la Pléiade

 

 

Perec Un homme qui dort 1967


On peut voir sur l'Internet le film qu'a tiré Perec de ce livre en 1974, avec la belle tête jeune de Jacques Spiesser et la voix suave de Ludmila Mickaël : 




 

mardi 25 mars 2025

Espace Perec 1960

Les Choses 1960.


Rêver Perec puis le lire, aller au fond des choses.

Le premier chapitre onirique de ce livre, dont la suite confirmera que c'est bien un rêve, décrit un intérieur grand-bourgeois du siècle dernier et fait vaciller le lecteur : il semble d'abord faussement se dérouler chez Des Esseintes, à cause de l'accumulation des objets et la profusion du vocabulaire ; mais finalement la description rappelle plutôt un intérieur Guermantes ou Verdurin, alors que dans les chapitres suivants, c'est plutôt le souvenir de la moulinette de Boris Vian qui ressurgit...

On se souvient alors du premier frigidaire, dans les années soixante : il avait une pédale en bas pour ouvrir la porte...

Ce livre pourrait s’appeler « Les gens », même si les personnages y sont comme des fantômes : Jérôme et Sylvie, qui ne sont d’abord que « il » et «elle », rêvent que leurs moyens s’accordent à leurs désirs alors qu’« ils n’avaient que ce qu’ils méritaient » et que l’espace autour d’eux devient tyrannique. Esclaves de leurs désirs étriqués, confondant liberté et possession, ils passent même à côté de la guerre d’Algérie, comme ils passeront sans doute à côté de Mai 68 ; ils prennent des chemins désespérément vides et quand Perec nous dit qu’ils se métamorphosent, on pense plutôt à Kafka.

Pendant qu'un philosophe écrit : "Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles.", Perec en fait un roman, flaubertien lit-on parfois... 

Un livre de Perec, ça c'est certain, plus jouissif à lire que "La société du spectacle".

Hasard de lecture, on relit ce livre après la "Critique de la vie quotidienne" de Henri Lefebvre : le hasard fait parfois bien les choses.

 

 

Perec Les choses 1960Debord Société du spectacle

 

Lefebvre Vie quotidienneBaudrillard Système des objets

Fragments :


La vie, là, serait facile, serait simple.

Car leurs moyens et leurs désirs s’accorderaient en tous points…

Ils auraient aimé être riches. Ils n’avaient que ce qu’ils méritaient d’avoir.

Certains jours, l’absence d’espace devenait tyrannique.

Le cœur n’y était pas : ils ne pensaient qu’en termes de tout ou rien.

Leur amour du bien-être, du mieux-être, se traduisait par un prosélytisme bête…

Et pourtant, ils se trompaient ; ils étaient en train de se perdre.

Il leur arrivait d’avoir peur.

L’histoire, là encore, avait choisi pour eux.

Rien de ce qui est humain ne leur fut étranger.

Les chemins qu’ils suivaient, les valeurs auxquelles ils s’ouvraient, leurs perspectives, leurs désirs, leurs ambitions, tout cela, il est vrai, leur semblait parfois désespérément vide.

Avec leurs amis, la vie, souvent, était un tourbillon. Ils appartenaient, presque tous, aux milieux de la publicité.

L’Express était sans doute l’hebdomadaire dont ils faisaient le plus grand cas.

Où auraient-ils pu trouver plus exact reflet de leurs goûts, de leurs désirs ?

ils lorgnaient avec envie, avec désespoir, vers le confort évident, le luxe, la perfection des grands bourgeois.

Une analyse poussée aurait décelé aisément, dans le groupe qu’ils formaient, des courants divergents.

ils finissaient par perdre tout contact avec le réalité.

Ils étaient épris de liberté. Il leur semblait que le monde entier était à leur mesure…

Ils n’étaient pas malheureux. Certains bonheurs de vivre, furtifs, évanescents, illuminaient leurs journées.

Il ne fallait pas grand-chose pour que tout s’écroule.

Ils se sentaient enfermés, pris au piège, faits comme des rats.

Ils voulaient jouir de la vie, mais, partout autour d’eux, la jouissance se confondait avec la propriété.

Ils s’étaient installés dans le provisoire. Mais les dangers les guettaient de toutes parts.

Ils avaient du temps libre, mais le temps travaillait contre eux.

L’économique, parfois, les dévorait tout entiers.

la guerre d’Algérie avait commencé avec eux, elle continuait sous leurs yeux. Elle ne les affectait qu’à peine…

La guerre continuait pourtant, même si elle ne leur semblait être qu’un épisode, qu’un fait presque secondaire. Certes, ils avaient mauvaise conscience. Mais…

Ils vivaient dans un monde étrange et chatoyant, l’univers miroitant de la civilisation mercantile, les prisons de l’abondance, les pièges fascinants du bonheur.

L’ennemi était invisible. Ou plutôt, il était en eux…

Ainsi rêvaient-ils, les imbéciles heureux : d’héritages, de gros lots, de tiercé.

Un jour même, ils rêvèrent de voler.

Alors, par bouffées, survenaient d’autres mirages.

Mais ils étouffaient sous l’amoncellement des détails.

Ils tentèrent de fuir.

Leur solitude était totale.

Leur vie était comme une trop longue habitude, comme un ennui presque serein : une vie sans rien.

Ils ne se connaissaient plus d’envie.

Tout aurait pu continuer ainsi.

Mais il ne leur sera pas facile d’échapper à leur histoire.

Ils reviendront donc, et ce sera pire.

Mais le repas qu’on leur servira sera franchement insipide.