La disparition 1969.
Être étonné
de ce que ce texte s'élève en enfer ? La contrainte initiale,
paraissant si difficile à mettre en œuvre qu'on ne saurait l'imiter
de manière inversée sur plus d'une phrase, n'empêche pas Perec de
livrer un texte poétique d'une belle légèreté sonore et fluidité
rythmique, augmentées d'une inventivité narrative étincelante,
poussée à des limites qui vont jusqu'à faire penser à James
Joyce, dont on sait qu'il était un lecteur.
Après la
lettre volée, il y a aussi un livre manquant dans la bibliothèque,
qu'on remplace dans les municipales par un fantôme. D'autres livres,
d'autres références parsèment le texte de Perec, celles qu'on voit
et celles qui nous échappent, les évidences et les fantômes :
Balzac, Kafka et peut-être Butor, Melville, Defoë, Henri James,
Lacan, Thomas Mann, Raymond Roussel, Nietzsche, Edgar Poe, Rimbaud et
sans doute Mallarmé, probablement Hemingway, certainement
Dostoïevski et Proust allusivement ; on trouve aussi Gombrowicz,
Wittig, Chomsky et Jakobson dans la bibliothèque d'Anton Voyl et
plus loin Marc Bloch, Marcel Mauss, Malcolm Lowry, Erwin Panofsky...
Même Shakespeare est de la partie, ainsi que - in extremis -
Rabelais, Sterne, Jules Verne, Queneau et Leiris : alors que tout
doit disparaître, la grande littérature européenne réapparaît.
Perec joue avec son lecteur ou sa lectrice et c'est
souvent désopilant, par exemple quand il convoque Champollion,
Chomsky, Jakobson et l'Oulipo pour déchiffrer ses imitations
poétiques de Mallarmé, Hugo et Rimbaud et fait suivre deux pages
étourdissantes de pastiche structuraliste.
Lecteur ou
lectrice jouent volontiers avec lui à ce jeu subtil et loufoque
(convoquant aussi les jeux de mots de l'enfance : "buvons un
coup ma serpette est perdue"...) mais savent qu'en catimini,
il se pourrait bien que six millions de fantômes européens hantent
ce livre.
À la fin, alors même que la lettre "A" a tendance à disparaître elle aussi, Perec semble passer le relais à "Ulysse" de Joyce (p. 299) : on joue...
"Il y avait un manquant. Il y avait un oubli, un blanc, un trou
qu'aucun n'avait vu, n'avait su, n'avait pu, n'avait voulu voir. On
avait disparu. Ça avait disparu."
p. 278 Bibliothèque de la Pléiade
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