Espace Perec 1969-1975 (Lieux)
Le pavé est imposant (608 pages, 1310 g), il est accompagné d'une version numérique en ligne visant à permettre d'autres parcours de lecture que celui, linéaire, du volumineux codex.
Le projet initial, bien connu des perecquiens, inscrivait
dans le temps les recherches déjà entamées sur l'espace dans
d'autres livres, comme "Espèces d'espaces", par exemple.
L'édition indique que les contraintes d'écriture mises
en place par Perec - comme ce fameux bi-carré latin d'ordre 12 -
n'ont pas toujours été suivies à la lettre. Le livre est inachevé
et ne s'est donc pas étalé sur douze ans comme prévu à l'origine.
Perec nous convie donc à nouveau à une expérience de lecture étonnante dans laquelle sont séparés la description et le souvenir, le réel et la mémoire. On plonge dans une sorte d'autobiographie "en direct" faite de mille détails concernant son vécu quotidien et de souvenirs, insérés dans la description minutieuse de divers lieux parisiens de l'époque : ce qui pourrait sembler fastidieux s'avère être émouvant et on s'imagine à côté de Perec prenant ses notes rue Vilin, comme on le voit sur la magnifique photographie de couverture du livre, photo de Pierre Getzler.
On voit passer les cars de CRS à St Germain-des-Prés, on déchiffre des programmes de spectacles sur les colonnes Morris (Daniel Gélin au théâtre) ; on s'attarde devant des librairies aujourd'hui disparues ; disparaissent aussi progressivement des inscriptions publicitaires peintes sur les murs, ainsi que les derniers "Café-Charbons".
"Je
dois faire confiance à mon oubli comme à ma mémoire, c'est-à-dire
au temps."
Perec entrelace une réflexion double
sur l'écriture de la mémoire et sur la possibilité d'une notation
objective du réel en enfouissant des capsules temporelles sous forme
d'enveloppes cachetées. L'écrit lui-même est ainsi susceptible de
laisser apparaître son vieillissement et laisse donc place à
l'aléatoire, à la surprise du résultat final, ce qui est une prise
de risque de la part de l'écrivain.
Perec
note déjà, en novembre 1969 : "Un nouveau magasin de mode à
la place d'une librairie.", il indique aussi la présence de
nombreux bancs accueillants dans Paris et note une publicité comme
heureusement on n'en voit plus (?) : "J'aime ma femme - Elle
achète la - Kronenbourg - par 6." Il fréquente beaucoup
les cafés, je me demande si l'on peut vivre encore comme cela de nos
jours à Paris...
Il fréquente du beau monde de la
culture (du moins de notre point de vue rétrospectif) par exemple
lors d'une dépendaison de crémaillère en 1970 : Henri Lefebvre,
Marcel Bénabou, Christian Bourgois, Jean-Paul Rappeneau, Maurice
Roche, Anne Bellec, Bianca Lamblin, Pierre Bourgeade, etc. Mais cela
n'est qu'un bref aperçu : il suffit de se référer à l'index pour
avoir une idée plus vaste des relations de Perec.
On s'étonne de ne pas pas trouver de référence à Guy Debord et au concept d'errance psycho-géographique des situationnistes : les démarches sont sans doute plus éloignées qu'il n'y paraît. On rencontre néanmoins plus d'une fois le terme dérive. Perec semble plus proche du concept de vie quotidienne tel que développé par Henri Lefebvre, ce que l'on avait déjà perçu en relisant Les Choses (sans oublier l'influence des Mythologies de Barthes).
On
le retrouve parfois dans la déprime de L'homme qui dort,
faisant part de ses difficultés à écrire, pestant contre Roland
Barthes et enviant la gloire de Sollers ou de Le Clézio, l'écriture
de Leiris ou de Roubaud…
La
bande son est d'époque : on perçoit des bribes de Françoise Hardy,
Georges Brassens et Moustaki et le programme de cinéma est tout
aussi mémorable : Hitchcock, Sturges, Peckinpah…
"Je
ne veux pas oublier. Peut-être est-ce le noyau de tout ce livre :
garder intact, répéter chaque année les mêmes souvenirs, évoquer
les mêmes visages, les mêmes minuscules événements, rassembler
tout dans une mémoire souveraine, démentielle." p. 198
L'ouvrage
donne l'impression de suivre Perec au jour le jour dans ses
déambulations parisiennes et de faire un saut dans le temps d'une
époque révolue pas si éloignée, du moins quand on est pas trop
jeune. On suppose que cette lecture sera une expérience différente
selon qu'elle sera effectuée par un lecteur parisien habitué des
lieux ou un provincial qui connaît peu Paris, et selon que le
lecteur sera jeune ou aura vécu tout ou partie de l'époque relatée.
Les "je me souviens" ne seront pas les mêmes...
« Lieux » en version numérique : https://lieux-georges-perec.seuil.com
Le film de Robert Bober datant de 1992 :
En remontant la rue Vilin
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