samedi 24 mai 2025

Saint-Germain-en-Laye & Anne Savelli

Bon, on se doute bien qu'il ne s'agit pas d'un guide touristique. On entre tout de suite dans une expérience langagière inédite par le biais d'une "phrase assassine" qui se déploie poétiquement dans l'espace - comme un papillon - pour nous faire entrer dans la bibliothèque d'une enfant qui joue déjà avec les mots.

L'espace, comme dans d'autres livres de Anne Savelli est le sujet de ce récit, mais aussi le temps : le texte parle d'une mère et de sa fille, d'une ville où l'histoire est omniprésente, d'un retour après dix ans passés. Le social est aussi évoqué à travers les thèmes des inégalités, de la précarité, du mépris social, de la place des femmes dans le vécu urbain.

Formellement, on lit de courts textes entrecoupés de pages en gros caractères reprenant un descriptif de la ville. Ce texte, qui commence en nous parlant d'un livre, est le témoin de ce que peut faire au langage le rapport à un lieu : les choses changent les mots aussi, les drames reviennent à la surface aussi bien que les souvenirs du quotidien banal ; les évènements de l'histoire se colorent autrement, prennent d'autres significations ; les apparences peinent à masquer une réalité moins glorieuse et les masques tombent quand la littérature les met en scène.

On est en droit de penser que ce texte s'inscrit dans une filiation perecquienne, mais on y rencontre aussi Lewis Caroll, Raymond Queneau et allusivement Apollinaire, Alexandre Dumas et Simone de Beauvoir. La vision parfois un peu critique de la ville est atténuée par un final mis sous le signe de la réconciliation, se terminant avec le beau verbe ouvrir.

Dans le monde de sonneur, on a lu ce beau texte après avoir pu se procurer le livre en occasion. Ce livre a été publié en 2019 au moment de l'apparition du Covid 19 et sa diffusion a fait les frais de cette coïncidence. Une surprise nous a choqué après avoir vu le sceau de la Médiathèque de S.-G.-L. sur la couverture, celle de découvrir à l’intérieur du livre le tampon "Retiré des collections de la bibliothèque de Saint-Germain-en-Laye". Les bibliothécaires ont-ils lu les livres qu'ils désherbent ? S'il y a bien un texte qui devrait être mis en avant dans cette ville, même six ans après sa parution, c'est bien ce livre original dont un des lieux importants qu'il décrit est... la médiathèque de Saint-Germain-en-Laye.

On apprécierait l'ironie de l'histoire si la littérature ne souffrait pas de modes de diffusion trop rapides ne considérant les livres que comme des marchandises périssables, ce qui laisse peu de temps à la littérature pour exister face à la copie au kilomètre. Voir à ce sujet le texte de Claro intitulé « L'intolérable légèreté de l'attente avant publication » sur son blog Le Clavier Cannibale.


Anne Savelli. Saint-Germain-en-Laye. Éditions de l’Attente, 2019. ISBN 9782362420863

Anne Savelli 2019

 


vendredi 16 mai 2025

On a peur mais ça va

Le poème paraît s'ouvrir, dès la première phrase qui en est aussi le titre, sous le signe du déni de la peur, ou de la dénégation de l'angoisse : "on a peur mais ça va" peut faire penser à "jusqu'ici tout va bien", ou au "même pas peur » de l'enfance. La peur est là, laisse entrevoir le vide de la blessure ouverte, mais on va faire avec : le poème va nous dire comment.


Le texte se déploie en vers libres dans un chant moderne qui laisse
peut-être affleurer quelques traces de la versification classique (à moins que ce ne soit là l’inconscient du lecteur qui influence la lecture), se déploie dans le thème du corps, en particulier de la difficulté à respirer, dont le registre lexical trouve son rythme du côté de la répétition ainsi que d'une belle musicalité s'appuyant sur des assonances et allitérations qui entraînent le texte vers le chant.


Un chant qui intègre cette difficulté à respirer, en fait son moteur paradoxal, dans un espace ("
Ici") marqué par le silence.


Autre paradoxe apparent, l'eau - dont on croit savoir qu'elle est peu propice à la respiration - a été le lieu des transformations qui mèneront à reprendre son souffle, et à laisser apparaître le langage sous formes "
des choses dont on ne sait pas parler" et au morcellement, ou plutôt à la multiplication des corps. L'évolution, dont le drame se rejoue dans la néoténie, a laissé des traces, mais laisse naître - dans la surprise - la parole du poète, de l'enfant.


Le corps se morcelle dès qu'il peut être nommé, désuni et réuni par les mots qui échouent pourtant à tout dire et à contenir.
Après être sorti de l’eau, il peut même développer l’idée très bachelardienne de l’incorporation à la terre ou à la forêt, voire au feu et à la nuit.


Le poète se tourne alors vers l'étendue et vers le lien à l'autre pour décider, prendre conscience, admirer, épuiser, respirer. L'étonnement de pouvoir nommer le monde implique de se poser la question du "
comment dire", et de prendre conscience des insuffisances du langage, qui reste un code, une convention.


Mais, malgré tout, la respiration devenant langagière, le poème peut alors chanter le feu et l'attente, la nuit et la vie quotidienne et retrouver les questions de l'enfance : "
Est-ce que la mer déborde quand il pleut ?" pour mieux poser des questions de poète et faire face au réel.


On a peur, on a froid et on est fatigué, mais il y a le langage, les mots du poème pour résister, comprendre, prendre ensemble, laisser place à l'imprévu : "
on est sorti de terre à peine vivant / on ne veut pas y retourner avant de s'être mordu la langue".


C'est bien le langage - outil imparfait - dans sa capacité à nous relier aux autres et à organiser la respiration, qui vient nous sauver. C'est bien le poème qui vient nous sauver, nous faire avancer et progresser.

Voilà, c'est juste une lecture parmi d'autres possibles, qui ne prétend pas épuiser ce texte, qu'on a aimé lire dans le monde de sonneur, texte qui n’a pas pas dit son dernier mot à la relecture.



Andréa Thominot - On a peur mais ça va - Cheyne éditeur 2023, 2024, 2025 -
Prix de la Vocation 2023
 

Thominot 2025

 

samedi 3 mai 2025

Christine debout

Christine Jeanney - Bien assise. Histoires du ferry, du poulet, d'Henriette et de la répétition. - Tarmac éditions - Nancy 2025


Le mot "assise" du titre avec le dessin et la définition du fauteuil en couverture pourrait laisser entendre la notion de "confort", mais les choses ne vont pas être aussi simples.


L'autrice nous embarque dans un bloc de texte ininterrompu qui rapproche sa narration de la littérature du courant de conscience : peut-être doit-on voir là l'influence de Virginia Woolf, traduite par C. Jeanney.


La narratrice est aidante à distance de sa mère âgée qui "vit en théorie", une image saisissante pour faire comprendre les ravages de la perte d'autonomie. Le récit témoigne de ce que cela fait au langage que de perdre les repères spatiaux et temporels : "...au bout des fils défaits il y a le langage et tous les mots tombent dans la cabine interpersonnelle..." et se souvient des premières désillusions enfantines face aux mensonges des adultes. La leçon - pour la femme poète et écrivaine - est que : "mal nommer le monde c'est l'abîmer".


Se dessine ainsi une sorte de poétique du langage altéré de l'extrême vieillesse qui renvoie à une politique : "...cette société est en faillite", alors que la langue, les mots font " un travail de bêche" ; des mots qui conduisent à une forme de révolte onirique et lyrique.


"...je peux m'atteler à trouver du sens, c'est simple, pour trouver du sens, il suffit d'en chercher..." Face à une personne qui "tue les mots", la narratrice les revivifie dans une narration poétique qui témoigne d'une expérience à laquelle nous pouvons être tous confrontés, et se refuse à laisser mourir le langage.


Le fauteuil est le symbole de la pause, du repos après la tyrannie de la fuite des idées. La narration devient plus classique au deuxième chapitre, du moins dans la forme apparente et au début, et laisse apparaître - avec les souvenirs - une pointe d'humour : "...remplacer Tino Rossi par Mick Jagger...". La narratrice peut enfin nous parler de sa mère d'une manière plus apaisée quand celle-ci est accueillie dans un environnement plus protecteur : le fauteuil devient un contenant rassurant, même si c'est un fauteuil roulant.


Apparaît donc une référence à Virginia Woolf, comme si la narratrice cherchait à se rassurer sur sa capacité à raconter des histoires, ces histoires annoncées dans le sous-titre du livre et qui peuvent enfin se déployer parce que les ressorts du fauteuil - nous dit la narratrice avec humour - sont aussi des ressorts narratifs. Ces histoires qui sont des fragments de vie et de mémoire, comme les cailloux du Petit Poucet, des jalons posés là alors que la fin définitive du chemin est pourtant bien connue. Des bouts de langage qui maintiennent en vie, qui rappellent que la vie et la capacité à la raconter sont indissociables.

Christine Jeanney a su trouver les mots et les formes narratives pour habiter le monde poétiquement à propos d’un thème susceptible de nous concerner tous, et propose un texte d’autant plus émouvant qu’on est en droit d’en soupçonner l’inspiration autobiographique.

 

Jeanney 2025

 

Un autre compte-rendu de ce livre à lire ici.


jeudi 1 mai 2025

Perec le retour

Retour à cette partie d'échecs dont Perec nous propose le diagramme dans "La vie mode d'emploi" , page 447 de l'édition de poche, p. 379 du volume II de La Pléiade.

Il s'agit de la partie jouée par Anderssen et Dufresne en 1852, nommée par la tradition la "Toujours jeune" car faisant toujours l'objet de commentaires dans le milieu échiquéen. On peut lire le détail de cette partie ici, mais ça n'est pas notre propos.

Anderssen a les blancs et gagne par une série de coups implacables à partir du coup 19, alors qu'il est à un coup de perdre la partie (il suffirait que les noirs puissent mettre leur dame en G2) et qu'il terminera en ayant sacrifié bon nombre de ces pièces principales dont la dame.

Quel serait la structure du fantasme ? Il y a une dame blanche sacrifiée, et une dame noire a un coup d'être toute puissante. Le camp des noirs croit être en passe de gagner, mais se retrouve à ne pouvoir être que passif face à une série de coups l'obligeant à aller vers la défaite.

La toute puissante est celle qui se sacrifie, l'autre est dans l’illusion de la souveraineté. Le camp sombre est dans l'apparence trompeuse de la domination, mais se fait manipuler par le camp de la lumière, qui lève de manière inexorable l'hallucination.

C'est de l'acceptation de la castration symbolique, de la loi du langage et de la capacité à différer la satisfaction que provient la réalisation du désir, la maîtrise du temps et de l'espace.

Le monde blanc est celui qui ramène l'autre souterrain à la réalité de sa vulnérabilité, en ayant pourtant rêvé sa victoire, alors que l'autre n'a fait que la fantasmer. Je te montre sans coup férir que tu n'es pas tout puissant, que tu es dans l'illusion, dans l'hallucination du pouvoir. Je le fais en sacrifiant la part illusoire de la toute puissance, en me castrant symboliquement, mais je gagne à la fin. Qu'est-ce que je gagne, cela est une autre histoire...

Est-ce que tout cela nous révèle quelque chose sur Perec, sur son livre ? Non, sans doute : cela nous dit plutôt quelque chose sur la capacité du lecteur à divaguer, à faire fonctionner son imagination erratique en lisant : mais c'est la faute à Perec, devant son imagination débridée, le lecteur se sent autorisé à prendre les chemins qui ne mènent nulle part et à jouer avec lui.

 

Perec Pléiade vol. II


Perec Pléiade Vol .II page 379
La page 379 du volume II des Œuvres de Perec dans la bibliothèque de la Pléiade

 

Anderssen-Dufresne 1852 - position finale

Lorsqu'on observe la position finale (coup 23), on voit que la dame noire pourrait mettre le roi blanc échec et mat en un coup, en prenant le pion en G2 ou la tour blanche en D1. Elle est dans cette position depuis le coup 19, mais empêchée de conclure par la série de coups diaboliques réalisés par les blancs qui les mènent à mettre le roi noir échec et mat de manière élégante, avec deux fous soutenus par un pion, et en ayant sacrifié une tour, un cavalier et la dame.