Quand
Jérôme Orsoni nous présente son roman, il le fait avec humour et
ironie, raillant en passant un certain milieu littéraire, mais
donnant aussi des indications sur la condition parfois peu enviable
de l'écrivain contemporain. Ayant essayé de "dépayser la
littérature française" auparavant, il nous dit aujourd'hui que
La
Vie sociale
est
"un roman franco-français, ou presque", mais on est pas
certain de vouloir le prendre ici au pied de la lettre. Il résume
son livre en indiquant : "c’est l’histoire d’un type qui
part vivre dans une cabane dans la forêt parce qu’il ne supporte
plus la vie à Paris et qui, dans cette forêt, découvre l’existence
d’une étrange maison." mais bien sûr, les choses ne sont pas
aussi simples. D'une manière plus abstraite, il précise que sa
narration implique un : "dérèglement fantastique de la réalité
qui l’éclaire d’un jour nouveau à la lueur duquel nous pouvons
espérer y voir clair." Mais y verrons-plus clair pour autant
après l'avoir lu ?
L'objet-livre
a bien sûr attiré l'attention : une jaquette noire sans texte, ni
titre ni nom d'auteur, seulement zébrée par une courbe dont on ne
sait si c'est celle d'un graphique ou un éclair d'orage.
Tout
commence sous le signe du tempus
fugit,
dans une prose fuyante comme le temps, poétique et philosophique
pourrait-on dire, mais au sens lui aussi fuyant et incertain, du
moins dans un premier temps dans ces premières pages nommées à
l'ombre de Walter Benjamin. Le thème du temps héraclitéen mène
rapidement au défi : "...tout ce que tu peux faire, c'est
échapper une seconde de plus à la mort" et part ensuite sur
autre chose, un peu à la manière des associations libres.
Le
narrateur ne se sent plus à sa place et essaie de ne pas sombrer et
de rassembler ses idées, il trouve les autres dangereux, il a
tendance à se dédoubler comme l'arbre dans sa cour et à contester
la réalité : mais tout cela est allégé par le brin de folie qui
court tout au long de ce texte, dans cette narration en permanence
teintée d'ironie, une narration tendant à rendre abstraites les
situations.
L'attitude
du narrateur, son regard bizarre posé sur le monde, oscille entre le
mécanisme de défense du côté de l'intellectualisation et le
délire psychotique : elle l'empêche de voir les êtres et les
choses, de se poser en phénoménologue suspendant son jugement.
Quand apparaît le nom du compagnon de Unica Zürn, Hans Bellmer, on
se demande dans quelle folie on est entraîné. Inutile de préciser
que cela place ce texte dans le registre du roman, car il est ainsi
impossible de confondre narrateur et auteur ayant le même prénom :
Jérôme Orsoni, qui n'est pas Jérôme Orsoni, n'est pas fou.
Après
l'histoire de Trophime Longbois l'écrivain qui brûlait ses
manuscrits après les avoir écrits (beaucoup devraient en faire
autant), une seconde surprise narrative (si l'on peut dire pour ce
texte ou chaque phrase suivante est une surprise) est comme une
récréation subtile. Il s'agit de l'insertion d'un chapitre
contenant des réflexions philosophiques sur la musique (on se
croirait par moments chez Adorno), en bonne compagnie : Arnold
Shönberg et John Cage, Ludwig Wittgenstein et Bertrand Russel, Henry
David Thoreau et Morton Feldmann, Nietzsche... C'est une rupture
stylistique brillante avec ce qui précède permettant à l'auteur
une digression savante élargissant le propos du roman, interrogeant
le statut de l'art et de l'artiste... Logique est le saut :
littéralement iconoclaste, le narrateur Jérôme a abandonné les
images, la photographie, au profit du son, de la musique et de son
corollaire le silence, en se dédoublant en son ami Paul.
Comme
pour faire écho à la présence de Henry David Thoreau dans le
chapitre précédent, on retrouve le narrateur Jérôme dans la forêt
où il vient paradoxalement supprimer sa solitude. Premier accroc
métaphysique, il y a deux chaises dans la cabane.
Deuxième
problème, se relire : Jérôme retrouve un peu d'humanité lorsqu'il
admet sa stupidité et son grain de folie et laisse le silence
s'installer dans ses rêves. Mais le contact avec la nature lui
permet de s'interroger sur le cycle de la vie. On est dans la forêt
et comme dans les contes, on y trouve une maison : celle-ci n'est pas
en sucre mais en béton, n'est pas un refuge mais fait plutôt office
de contenant psychique dans lequel il est possible de projeter
angoisses et fantasmes, dont la symétrie évoque à nouveau le
dédoublement. Une maison dans laquelle Jérôme va trouver, comme
Dante, sa Béatrice, plutôt qu'une Laure de Pétrarque, dans un
moment de l'histoire qui vire au fantastique. Quand Jérôme perd le
contact avec la réalité, l'écriture non ponctuée du courant de
conscience réapparaît.
Orsoni
nous a mené aux portes du rêve, aux limites de la perception, dans
une narration étrange, teintée d'humour absurde et d'ironie et
pourtant parfaitement logique. Non sans efforts au début, on se
laisse entraîner dans cette prose poétique et philosophique,
ironique et onirique, originale et marginale, pour une expérience de
lecture effleurant des profondeurs inattendues. L’écriture
généreuse d’Orsoni nous mène au bout d’une expérience
radicale de la liberté ; la liberté du lecteur est de l’avoir
appréciée jusqu’au bout.
Jérôme Orsoni - La vie sociale - Éditions Bakélite 2025
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"Bruit
Qu'il
n'y ait pas de solution de continuité entre le bruit, le silence et
la musique est une idée irrecevable. Pour la plupart des gens, il
faut des frontières bien tracées, grâce auxquelles chacun reste
chez soi. Chacun est sommé de rester chez soi. S'il n'y a plus de
hiatus, tout est mélangé, et les gens ont peur du mélange. La
nature humaine a horreur du mélange. On se demande rarement pourquoi
on a peur du mélange ou de n'importe quoi-, peut-être parce qu'on
n'a pas confiance en soi, peut-être parce qu'on a peur de
disparaître, peut-être parce qu'on a peur que plus personne ne
s'intéresse à nous une fois que tout sera mélangé. Mais alors, il
ne faut pas avoir peur de la disparition des frontières, mais de son
manque cruel d'intérêt personnel.
Frontières
Quand
les frontières disparaissent, la vie apparaît. Partout."