mercredi 25 juin 2025

Inspirer & expirer

Juliette Mézenc – Bassoléa ou de l’herbe dans le ventre – Éditions la Contre Allée 2025

Il s'agit d'abord d'apprendre des choses simples, même si l'acte d'incorporation fait peur. Un signe macabre est comme un sésame pour être soi-même objet d'un engloutissement qui dérègle le temps. Cela passe dans un regard qui devient un basculement, un franchissement des limites, le passage derrière le miroir. L'avalement devient plus tactile et donne les réponses, est déterminant, se transforme en "danse avec les bestioles". L'enfouissement naturel apparaît paradoxalement comme un moyen de faire face à l'angoisse de claustration dans la boîte ultime : le paradoxe est le même que celui de l'enfermement dans l'addiction à la drogue en vue de se libérer. Aller sous terre, donc, pour construire une véranda souterraine et observer ce qui se passe à l'ombre pour "lire dans la terre vivante comme dans un livre", observer comment poussent et se décomposent les plantes, comment l'air et l'eau circulent dans les galeries animales. La narratrice nous fait donc vivre des grandes vacances nécrophores grâce à sa prose imaginative, entraîne le lecteur dans son bloc de texte ininterrompu comme dans un tunnel d'écriture, la forme et le fond sont analogiques. Ce parcours vivant n'est pas seulement une belle ode écologique, il est aussi incidemment parsemé de critique sociale : la vanité bourgeoise, l'école, le travail, la politique sociale, le règne de l'argent... ne sont pas épargnés par ces écarts ironiques et le texte poétique devient écrit d'intervention en plus d'être une hymne à la vie et au monde animal. Quand l'observation devient de plus en plus microscopique, le propos tend modestement et brièvement vers la métaphysique et la lumière du soleil, revient au thème de l'incorporation pour enfin poser la question : "Qu'est-ce que je veux inspirer et qu'est-ce que je veux expirer ?". Les deux verbes polysémiques témoignent, comme toutes les phrases de ce texte, de la puissance de l'écrit littéraire et des possibilités expressives et de conviction qui échappent au discours politique, idéologique, scientifique... On ne peut croire que ce récit est celui d'une échappée de l'H.P. ou d'une narratrice en hallucination due au cannabis ou trip sous psilocybine : c'est parce que la poésie démontre ici sa puissance de vérité, sa capacité à entrer en nous par tous les pores de la peau.

 

Juliette Mézenc - Bassoléa 2025


Nature vivante





mardi 24 juin 2025

Pause café ou thé

Laure Murat – Toutes les époques sont dégueulasses – Verdier 2025


Dans ce petit livre, avec un titre qui ne me plaît guère pourtant emprunté à Antonin Artaud, Laure Murat propose de faire une pause.


C'est-à-dire prendre du recul face aux polémiques qui tentent de répondre à la question de la réécriture des classiques de la littérature afin de ne pas déranger les susceptibilités.


Murat renvoie dos à dos les belligérants du débat en essayant de clarifier celui-ci. Elle commence en proposant deux distinctions conceptuelles, deux définitions si l'on veut :


Réécrire, réinventer à partir d'un texte existant, une forme et une vision nouvelle (domaine de l'art et de l'acte créateur).


Récrire, remanier un texte à une fin de mise aux normes sans intention esthétique (domaine de la correction et de l'altération).


Cette distinction permet de lever un certain nombre de confusions qui animent la controverse, et mieux encore, cela met en évidence les incohérences des récritures de textes. Laure Murat en donne quelques exemples  avec les œuvres de Ian Fleming, Agatha Christie et Roald Dahl.


Par exemple, l'analyse des tentatives de modifications du roman "Dix petits nègres" lui permet de montrer que "si on peut toujours corriger la lettre, il est impossible de réformer l'esprit" et donc, que la récriture est vouée à l'échec.


Avec un humour discret, Laure Murat renvoie les lecteurs à leur responsabilité, en leur indiquant tout simplement d'arrêter de lire les œuvres qu'ils trouvent sexistes, racistes, démodées et leur propose de s'en tenir aux œuvres contemporaines, mais en les avertissant (c'est l'explication du choix du titre de son livre) que chaque époque produit ses propres aveuglements. Autrement dit, on n'est pas sorti de l'auberge...


Par la suite et non sans ironie, elle démontre l'inanité et les incohérences des caviardages des œuvres de Roald Dahl et rappelle que "Dans la plupart des cas, la visée n'est pas prioritairement la morale, l'antiracisme ou la lutte contre les violences sexistes, comme on essaie de nous le faire croire, mais tout simplement l'argent."


Elle rappelle que éliminer aujourd'hui ce qui gêne c'est "priver les opprimés de l'histoire de leur oppression" et que seul l'auteur d'un texte est légitime pour décider de ses modifications, la récriture menant potentiellement à tous les abus, notamment la censure.


Laure Murat montre aussi, en prenant l'exemple de "Tintin au Congo", comment le choix de la contextualisation peut mener à l'effet inverse de ce qui était recherché. Elle met ainsi en avant l'ambiguïté des préfaces qui devraient plutôt susciter la réflexion.


Quelques pages sont judicieusement consacrées aux problèmes pédagogiques posés par le souci de ne pas choquer, en indiquant que le choix de la vérité est toujours meilleur que celui de ne pas vouloir savoir.


Laure Murat conclue son livre en misant sur la créativité des auteurs, éditeurs, lecteurs afin de déjouer les tendances contemporaines mortifères : à nous de jouer, nous dit-elle...


Laure Murat 2025



vendredi 13 juin 2025

La vie sociale de Jérôme Orsoni

Quand Jérôme Orsoni nous présente son roman, il le fait avec humour et ironie, raillant en passant un certain milieu littéraire, mais donnant aussi des indications sur la condition parfois peu enviable de l'écrivain contemporain. Ayant essayé de "dépayser la littérature française" auparavant, il nous dit aujourd'hui que La Vie sociale est "un roman franco-français, ou presque", mais on est pas certain de vouloir le prendre ici au pied de la lettre. Il résume son livre en indiquant : "c’est l’histoire d’un type qui part vivre dans une cabane dans la forêt parce qu’il ne supporte plus la vie à Paris et qui, dans cette forêt, découvre l’existence d’une étrange maison." mais bien sûr, les choses ne sont pas aussi simples. D'une manière plus abstraite, il précise que sa narration implique un : "dérèglement fantastique de la réalité qui l’éclaire d’un jour nouveau à la lueur duquel nous pouvons espérer y voir clair." Mais y verrons-plus clair pour autant après l'avoir lu ?

L'objet-livre a bien sûr attiré l'attention : une jaquette noire sans texte, ni titre ni nom d'auteur, seulement zébrée par une courbe dont on ne sait si c'est celle d'un graphique ou un éclair d'orage. 

Tout commence sous le signe du tempus fugit, dans une prose fuyante comme le temps, poétique et philosophique pourrait-on dire, mais au sens lui aussi fuyant et incertain, du moins dans un premier temps dans ces premières pages nommées à l'ombre de Walter Benjamin. Le thème du temps héraclitéen mène rapidement au défi : "...tout ce que tu peux faire, c'est échapper une seconde de plus à la mort" et part ensuite sur autre chose, un peu à la manière des associations libres.


Le narrateur ne se sent plus à sa place et essaie de ne pas sombrer et de rassembler ses idées, il trouve les autres dangereux, il a tendance à se dédoubler comme l'arbre dans sa cour et à contester la réalité : mais tout cela est allégé par le brin de folie qui court tout au long de ce texte, dans cette narration en permanence teintée d'ironie, une narration tendant à rendre abstraites les situations.


L'attitude du narrateur, son regard bizarre posé sur le monde, oscille entre le mécanisme de défense du côté de l'intellectualisation et le délire psychotique : elle l'empêche de voir les êtres et les choses, de se poser en phénoménologue suspendant son jugement. Quand apparaît le nom du compagnon de Unica Zürn, Hans Bellmer, on se demande dans quelle folie on est entraîné. Inutile de préciser que cela place ce texte dans le registre du roman, car il est ainsi impossible de confondre narrateur et auteur ayant le même prénom : Jérôme Orsoni, qui n'est pas Jérôme Orsoni, n'est pas fou.


Après l'histoire de Trophime Longbois l'écrivain qui brûlait ses manuscrits après les avoir écrits (beaucoup devraient en faire autant), une seconde surprise narrative (si l'on peut dire pour ce texte ou chaque phrase suivante est une surprise) est comme une récréation subtile. Il s'agit de l'insertion d'un chapitre contenant des réflexions philosophiques sur la musique (on se croirait par moments chez Adorno), en bonne compagnie : Arnold Shönberg et John Cage, Ludwig Wittgenstein et Bertrand Russel, Henry David Thoreau et Morton Feldmann, Nietzsche... C'est une rupture stylistique brillante avec ce qui précède permettant à l'auteur une digression savante élargissant le propos du roman, interrogeant le statut de l'art et de l'artiste... Logique est le saut : littéralement iconoclaste, le narrateur Jérôme a abandonné les images, la photographie, au profit du son, de la musique et de son corollaire le silence, en se dédoublant en son ami Paul.

Comme pour faire écho à la présence de Henry David Thoreau dans le chapitre précédent, on retrouve le narrateur Jérôme dans la forêt où il vient paradoxalement supprimer sa solitude. Premier accroc métaphysique, il y a deux chaises dans la cabane.

Deuxième problème, se relire : Jérôme retrouve un peu d'humanité lorsqu'il admet sa stupidité et son grain de folie et laisse le silence s'installer dans ses rêves. Mais le contact avec la nature lui permet de s'interroger sur le cycle de la vie. On est dans la forêt et comme dans les contes, on y trouve une maison : celle-ci n'est pas en sucre mais en béton, n'est pas un refuge mais fait plutôt office de contenant psychique dans lequel il est possible de projeter angoisses et fantasmes, dont la symétrie évoque à nouveau le dédoublement. Une maison dans laquelle Jérôme va trouver, comme Dante, sa Béatrice, plutôt qu'une Laure de Pétrarque, dans un moment de l'histoire qui vire au fantastique. Quand Jérôme perd le contact avec la réalité, l'écriture non ponctuée du courant de conscience réapparaît.


Orsoni nous a mené aux portes du rêve, aux limites de la perception, dans une narration étrange, teintée d'humour absurde et d'ironie et pourtant parfaitement logique. Non sans efforts au début, on se laisse entraîner dans cette prose poétique et philosophique, ironique et onirique, originale et marginale, pour une expérience de lecture effleurant des profondeurs inattendues. L’écriture généreuse d’Orsoni nous mène au bout d’une expérience radicale de la liberté ; la liberté du lecteur est de l’avoir appréciée jusqu’au bout.

 

Jérôme Orsoni - La vie sociale - Éditions Bakélite 2025 


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"Bruit

Qu'il n'y ait pas de solution de continuité entre le bruit, le silence et la musique est une idée irrecevable. Pour la plupart des gens, il faut des frontières bien tracées, grâce auxquelles chacun reste chez soi. Chacun est sommé de rester chez soi. S'il n'y a plus de hiatus, tout est mélangé, et les gens ont peur du mélange. La nature humaine a horreur du mélange. On se demande rarement pourquoi on a peur du mélange ou de n'importe quoi-, peut-être parce qu'on n'a pas confiance en soi, peut-être parce qu'on a peur de disparaître, peut-être parce qu'on a peur que plus personne ne s'intéresse à nous une fois que tout sera mélangé. Mais alors, il ne faut pas avoir peur de la disparition des frontières, mais de son manque cruel d'intérêt personnel.

Frontières 

Quand les frontières disparaissent, la vie apparaît. Partout."

 

Jérôme Orsoni - La vie sociale

 



 

















jeudi 12 juin 2025

L’homme-Jasmin

La narratrice demande, page dix-sept, "Que peut bien signifier tout cela ?" et indique page cinquante-quatre : "Presque tout ce qu'elle rencontre prend une étrange signification." Elle demande, un peu plus loin : "A-t-elle fait quelque chose d'insolite ?" alors qu'elle est en train de rentrer dans les greniers des maisons pour y chercher les personnages d'un roman.

Page soixante-cinq, un homme dit à son propos : "Ne voyez-vous pas que cette femme est folle ?"

On sait que Unica Zürn a côtoyé les surréalistes, Henri Michaux et a terminé sa vie en psychiatrie. Pour autant, il ne semble pas possible de réduire son récit maîtrisé à un exercice d'écriture automatique ou à un témoignage d'une personne atteinte de maladie mentale : il est sans doute un peu des deux, mais bien mieux que cela, de par la maîtrise stylistique et narrative qui fait de cet ouvrage, bien que déconcertant à plus d'un titre, une œuvre d'écrivain.

Lorsqu'elle rencontre des personnes folles, la narratrice commence de s'interroger sur sa propre santé mentale, semblant regarder les autres comme un miroir d'elle-même. La description des comportements des patients de l'hôpital psychiatrique devient un véritable reportage, une expérience qui lui fait se demander ce qu'elle a si obstinément espéré toute sa vie et l'amène à décrire sa propre dépression et une tentative de suicide.

À la sortie de l'hôpital, le retour des hallucinations donne des pages habitées proches du conte fantastique. Les vécus d'expériences de perceptions alternatives amènent un langage autre et offrent un espace étrange de lecture, avant le retour à l'asile.

"Mais elle a déjà à demi disparu dans l'abîme d'une nouvelle et profonde dépression, comme si c'était là la loi de sa maladie : quelques jours extraordinaires, quelques nuits pleines d'événements hallucinatoires, bouleversants, une brève envolée, la sensation d'être un personnage hors série, et puis par là-dessus la chute, le retour à la réalité où elle reconnaît ses illusions."

Le contraste est grand entre le contenu, le récit autobiographique de la folie, et la forme, une narration maîtrisée rédigée nécessairement  pendant les moments de lucidité. Cela augmente l'aspect tragique de ce livre, de cette histoire dont on sait qu'elle finira mal dans la réalité. Durant cette errance, on croise le nom du docteur Ferdière, dont personne n'a oublié qu'il était le psychiatre d'Antonin Artaud.


"Depuis hier je sais pourquoi je rédige ce livre : pour rester malade plus longtemps qu'il ne convient."

 

Ces "Impressions d'une malade mentale", c'est le sous-titre du livre, nous impressionnent : elles forment une expérience de lecture rare.


Le livre est traduit de l'allemand par Ruth Henry et Robert Valançay, il est préfacé par André Pieyre de Mandiargues, édition de 1971.

 

Unica Zürn -  L'Homme-Jasmin