jeudi 28 août 2025

Le monde est fou

 "...si tu fais jouer ton imagination, ou si tu escalades la montagne, tu verras bientôt que le monde entier est fou, qu’il est mélancolique et qu’il délire... "


Robert Burton (1577-1640), contemporain de Shakespeare, Montaigne, Descartes & Pascal, Brantôme & Cervantès, a publié "L'anatomie de la Mélancolie" en 1621, seize ans après le "Don Quichotte" de Cervantès et cinq ans après "Les Tragiques" d'Agrippa Aubigné.

Membre de l'Église et universitaire d'Oxford où il passera sa vie, il avance masqué à une époque où l'Inquisition est encore très active. Loin d’être isolé, il côtoie les intellectuels et savants de son temps et manie la médecine, la géographie, la géologie, les mathématiques et l’art de la digression. 

On peut se demander quel est l’intérêt de lire de nos jours un traité médical du XVIIe siècle : c’est que le livre de Burton est beaucoup plus que cela : débordant de références latines et grecques, de sentences morales, il expose la science de son temps (la médecine humorale) mais aussi les préjugés et idées reçues de l’époque. Non sans humour parfois, il défie les censures du moment pour exposer des modes de pensée qui nous sont devenus étrangers : il le fait d’une manière originale dans des modes d’écriture qui placent son texte dans le champ de la littérature et viennent déranger le lecteur moderne dans ses habitudes en nous rappelant que "l’inactivité de l’esprit est bien pire que celle du corps". Se posant en scientifique, Burton n’est pas exempt lui-même de méconnaissance, puisqu’il passera à côté d’une découverte majeure de son époque, celle de la circulation sanguine.

Le goût pour les chemins de traverse est ce qui fait l’un des intérêts de ce livre : on en découvre un exemple dès la préface avec l’exposition d’une utopie faisant référence à celle de Thomas More et l’affirmation répétée selon laquelle c’est le monde entier qui est fou, mélancolique et délirant, affirmation derrière laquelle Burton s’abrite en s’excusant de sa propre folie en indiquant que son livre est "un florilège de textes des autres, ce n’est pas moi, mais eux qui le disent".

"Ces digressions réjouissent et reposent le lecteur fatigué ; elles agissent comme une sauce sur un estomac malade, c’est pourquoi je m’en sers si volontiers."

Dans le domaine des maux de l’esprit, loin encore de se nommer psychiatrie, certaines observations de Burton montrent les limites de son temps, d’autres font preuve d’intuition, par exemple à propos des symptômes de ce que l’on appellera plus tard l’hystérie de conversion et le développement de l’idée des liens entre corps et psychisme qui existe depuis l’Antiquité. On a ainsi droit à des histoires plaisantes de patients qui guérissent ou tombent malades seulement avec les mots du docteur, quelques scènes qui auraient bien intéressé Freud.

À propos de l’alimentation, Burton parle de l’eau pure, ce qui l’amène à évoquer les aqueducs romains, et il va chercher chez Avicenne l’argument selon lequel il n’y a rien de pire que de consommer une grande diversité de mets ou en trop grande quantité, mais il se pose en scientifique expérimental quand il affirme que l’expérience est notre meilleur médecin et que le régime le plus adapté à l’un est souvent le plus souvent néfaste pour l’autre : cela peut paraître banal, mais témoigne d’une belle autonomie de la pensée. Il n’hésite donc pas à nous gratifier d’un chapitre sur la rétention et l’évacuation, digressant vers le thème des bains et nous amuse quand il prône la modération dans la pratique de ce qu’il nomme l’acte vénérien.

Quand Burton nous parle de l’air rectifié, on n’est pas chez Knock ou Diafoirus, mais dans une digression fabuleuse nous menant d’abord au pôle Nord et dans des considérations sur les variations de l’aiguille magnétique et dans d’autres problèmes géographiques lui faisant parcourir le monde entier et toute la culture de l’Antiquité au moyen-âge, de Horace à Cicéron, Sénèque et Lucain, à Érasme et Galilée, Tycho Brahé et Duns Scot, Kepler et bien d’autres encore...

Burton voudrait que nous soyons toujours en mouvement : cela lui permet de fustiger l’oisiveté de la noblesse et de promouvoir, avec modération, l’exercice du corps et de l’esprit : cela nous vaut de belles envolées à propos du sport, de la fauconnerie, de la musique associée au vin et à la joyeuse compagnie ("Elle chassera le diable en personne.") ; on est pas loin de la méthode Coué quand il nous est indiqué que les médecins prescrivent généralement la gaieté comme remède à la mélancolie...

Burton s’intéresse aux signes et aux symptômes, cela ne l’empêche pas d’être pris, parfois, par les préjugés de son époque : voilà  de quoi inciter le lecteur moderne à pourchasser sans relâche les lieux communs contemporains et les idées pré-digérées dont il pourrait être la victime, même si cette leçon n’est guère à la mode.

C’est une recherche sans fin, qui remplit les bibliothèques, une lutte contre le désespoir, cet "abrégé de l’enfer".

 

 

Robert Burton


Chronologie











mardi 26 août 2025

Adour contrarié

Marie Cosnay - Cordelia la guerre - Éditions de l’Ogre 2015 - ISBN 9791093606231


Dans ce livre, il y a plusieurs scènes qui se superposent ou s’entremêlent : celle du théâtre shakespearien (le Roi Lear), celle du crime et du polar, la scène politique et sociale, celle de l’imaginaire poétique, celle de la guerre et celle de la lecture...

Une multitude de personnages nous est présentée dans trois pages dédiées au début du livre, et cela est bienvenu, permet de ne pas trop se perdre dans ce texte labyrinthique qui semble vouloir priver le lecteur des repères narratifs habituels (les suspects habituels).

Ces personnages ont souvent des doubles, des alias qui naviguent entre les différentes rives du fleuve, ce qui fait parfois douter ou hésiter sur leur identité.

Mais une fois qu’on est calé, on joue le jeu volontiers, pour entrer dans des choix d’écriture et de narration originaux, des déplacements dans l’espace déconcertants, des mouvements temporels aux aléas inattendus, des hallucinations : dans ce récit éclaté et fourmillant jusqu’à la dilution, c’est à une dystopie de la lecture qu’on est convié, comme par analogie avec son contenu.

L’inspecteur Durruty aura bien du mal à s’y retrouver, dans une géographie qui pourrait ressembler aux environs de Bayonne, mais paraît plutôt se perdre dans les parages d’un Adour cubiste déconstruit, un espace multidimensionnel entre Nive et Bidassoa devenant de plus en plus dystopique : à moins qu’on ne soit dans un univers étrange proche de celui du cinéaste David Lynch auquel Marie Cosnay fait référence par ailleurs*.

L’autrice narratrice semble elle-même se demander ce qu’il est est du devenir de ses personnages, jusqu'à ce que l’un d’eux disparaisse ou se métamorphose (Cosnay est traductrice d’Ovide) après que l’on ait assisté à la multiplication des pains... Euh non, des livres.

Mais qu’on se rassure : une fois les règles du jeu acceptées, la lecture peut se dérouler dans cet univers poétique particulier que développe la prose de Marie Cosnay et il n’est pas obligatoire de relire Shakespeare pour s’y retrouver. (pas obligatoire, mais c’est un bon prétexte...)

Au fil de ses livres, Cosnay déploie une poétique politique : la guerre est celle du langage, dans laquelle se confrontent dominants et dominés, assassins et inspecteurs, clochards et municipaux, immigrants et administration préfectorale, hommes et femmes... La prise en compte par l’autrice des problèmes de la cité démocratique implique une réflexivité éthique de l’écriture : comment rendre compte des tragédies individuelles réelles, comment parler à la place des autres, quel équilibre entre l’action et la réflexion ?

En équilibre, Marie Cosnay apporte dans ce livre un original début de réponses à ces questions, et les réitère dans ses autres ouvrages, dans la fiction, le reportage ou le mélange des deux.





* "Hiboux, rubis et filles aux cheveux de feu", page 108, in : Marie Cosnay - Traverser les frontières, accueillir les récits. Éditions L’Ire des Marges 2022


"Toujours autre chose, toujours autre chose. Derrière un signe, un autre, c’est ça, s’il y avait une autre chose que je voudrais qu’on retienne. Derrière un visage, un autre, derrière une richesse une autre, un livre un autre, un personnage, un nom, un autre.

Marie Cosnay 

 


 
Marie Cosnay

 


lundi 25 août 2025

J'ai la flemme !...

"Macounaïma" (1928) de Mário de Andrade (1893-1945) : voici un roman aussi luxuriant que la forêt brésilienne et aussi dérangé qu’un conte dadaïste ou un écrit de Joyce, susceptible de plaire tant aux rabelaisiens qu’aux lecteurs de Claude Lévi-Strauss.

Le héros éponyme oscille entre rêve et réalité, manie et dépression, jungle forestière et urbaine, entre fornications diverses et tueries de ses ennemis fantastiques ; il ne cesse de maltraiter ses frères ou bien de les sauver de dangers divers ; il a tout le temps envie de boire et de manger et ne cesse de répéter "J’ai la flemme !..."

Il devient un héros de l’épopée culturelle brésilienne, grâce à la langue richement imagée de l’écrivain, soutenue par les connaissances ethnologiques et anthropologiques de l’auteur, rythmée par ses dons de musicien, du moins pour autant qu’on puisse en juger en traduction. 

Macounaïma, cousin de Pantagruel, est le passeur de la culture populaire brésilienne ; il est aussi inventeur de mots et collectionneur de jurons, ce qui nous vaut, comme chez Rabelais, quelques listes savoureuses et des explications fantastiques sur les origines d’expressions communes de la langue parlée contemporaine.

Alors que, quarante ans plus tard, Garcia Marquez contera somptueusement, dans "Cent ans de solitude", une Amérique du Sud hantée par une compulsion de répétition mortifère, Mário de Andrade choisit d’être du côté de la pulsion de vie, de l’Éros (Même si Thanatos n’est jamais bien loin) et entraîne ses lecteurs dans les palpitations forestières de la culture amazonienne : il se permet même de faire de Blaise Cendrars, furtivement, l’un des personnages de son roman et on n’a pas la flemme de le lire.

Bref, pendant que De Andrade écrivait son Macounaïma en 1927, Heidegger publiait "Être et Temps" en Europe, Proust était mort depuis quatre ans, et ça n’a vraiment, mais vraiment aucun rapport. Il serait plus judicieux de noter que l’auteur accueillait Lautréamont et Rabelais dans sa bibliothèque.

L’édition critique de ce texte accueille la traduction révisée de Jacques Thiériot dans la collection Stock/Unesco/ALLCA XX (1996), et divers textes d’accompagnement, dont un glossaire, une chronologie et une bibliographie. Ces différents écrits donnent des informations sur les étapes de la création du livre, les sources utilisées ainsi que sur la structure du roman et les implications politiques de ce texte.