jeudi 14 novembre 2024

Eden trois fois

On relit ici un texte dans lequel on croit entendre des échos de Sade (mais c'est autre chose) ; de Georges Bataille et de la guerre d’Algérie. L’entrée dans ce bloc de texte – constitué d’une seule phrase - est comme une entrée en enfer, il n'y a de sortie que par le haut après avoir fréquenté les abysses. L’incipit ( «  / Les soldats, casqués, jambes ouvertes, foulent, muscles retenus, les nouveau-nés emmaillotés dans les châles écarlates, violets : ») est comme un ressort nous projetant dans un mouvement ininterrompu jusqu’à la fin du livre.

Sont mis en scène l’être humain, l’animal, le corps dans tous ses états, les mélanges de toutes ses sécrétions et déchets, dans une machinerie à produire de la dépense : laissez ici toute espérance d’image apaisante, tout espoir de pardon ou de rédemption, toute lueur de littérature normée ; préparez-vous plutôt à faire face à la répétition lancinante des échanges de fluides.

On est face à un choix radical d’écriture, sans concession, tout le temps en tension, sans cesse dans le registre de l’indicible (le sexe violent, la guerre et le scatologique) et duquel se dégage pourtant une forme de poésie implacable.

Ce texte compact est néanmoins composé de séquences, séparées par une ou plusieurs barres obliques, des blocs de sens qui ne laissent pourtant aucun répit au lecteur, ne constituent une respiration que s’il arrête sa lecture à ce moment-là.

Une certaine manière d'utiliser et de magnifier des vocabulaires spécialisés (les mots des militaires) ou des champs sémantiques particuliers (les mots du corps et de ses sécrétions) tend à l’élégie, mais la tendance élégiaque ne résiste guère à l’horreur et à la désespérance. On pourrait situer le récit en Algérie pendant la guerre et le poème n’est pas une élégie, mais un tombeau et une danse macabre, une danse de mort et de stupre dans laquelle humains et animaux finissent par se confondre, et qui laisse le lecteur sans défense et sans possibilité de détourner l'attention, sauf à cesser de lire : aurait-on là un texte s’efforçant de rejeter son lecteur ? À moins qu’il ne s'agisse d'une forme de langage parfaitement adaptée au message  : une injonction à regarder en face l'inacceptable, en lien avec les vécus traumatiques de l’auteur dont la forme (la prise en otage du lecteur) en serait une analogie ; lisez ou refusez, l’alternative oblige à prendre parti, à prendre ses responsabilités de lecteur.

Cette prose traumatique se déploie dans le registre de la saturation de la violence, des passages à l'acte, de la production incessante des sécrétions corporelles, mais prend rapidement un air irréaliste et fantas(ma)tique, de même que "Tombeau pour cinq cent mille soldats" s'inscrivait dans le registre épique. Pour Roland Barthes, pour se confronter à cette aventure du signifiant, « il faut entrer dans le langage de Guyotat : non pas y croire, être complice d’une illusion, participer à un fantasme, mais écrire ce langage avec lui, à sa place, le signer en même temps que lui. » Michel Leiris, lui, met en avant chez Guyotat « une capacité d’halluciner à quoi n’atteignent que fort peu d’écrivains ».

Il existe néanmoins une manière de faire face, (c’est notre conseil de lecture), c'est de lire en marquant des pauses entre les séquences marquées par les barres obliques, c’est une mesure de survie dans ce génial enfer, dans cette écriture traumatique rythmée par les respirations de la lecture orale, dans cette expérience des limites destinée à être lue à haute voix. Et dans le milieu du roman, quand les barres obliques se font attendre, il faudra les mettre vous-même.

Voilà, vous qui entrez ici, laissez donc toute espérance autre que celle d'une poésie sauvage, une aventure du langage inédite.


PS : Afin d’éviter tout malentendu, qu’il soit clair que pour nous, cet ouvrage, quand à son fond, nous semble réservé à des adultes avertis, comme on dit. Quand à sa forme, il satisfera probablement des lecteurs expérimentés, n’ayant pas peur d’expériences des limites en littérature. Vous avez le droit de ne pas aimer cet ouvrage, mais ça n’était pas une raison pour le censurer de 1970 à 1981.



Pierre Guyotat 1970

Titre : éden, éden, éden

Auteur : Pierre Guyotat (1940-2020)

Année : 1970

Éditeur : Gallimard

Collection : L’Imaginaire N° 147