mercredi 3 décembre 2025

Guyotat, l'adolescence de l'art.

 "Depuis, ce monde, je l'ai bien avoué."

S'appuyant sur des notes manifestement précises et détaillées, Pierre Guyotat nous raconte sa quinzième année, son adolescence au temps de la Quatrième République, dans le troisième de ses quatre livres autobiographiques.

Après Coma (2006) qui racontait sa descente aux enfers d'un moment de sa vie adulte, et Formation (2007) qui décrivait son enfance et les sources de son œuvre, avant Idiotie (2018) qui racontera son entrée dans l'âge adulte, voici donc Arrière-fond (2010), consacré à l'année 1955.

On observe que chacun de ces livres prend une forme originale, qu'il n'y a pas de continuité formelle entre ces ouvrages : Guyotat adapte son écriture en lien avec ce qu'il raconte, chaque épisode nécessite son style. On note aussi l'importance donnée à sa vie avant de devenir adulte dans la description des soubassements de son œuvre littéraire.

Ici, le récit prend au début le chemin du rêve, de l'onirisme, ce qui rend la lecture flottante par moments. Néanmoins, Guyotat appuie ensuite son écrit sur la précision détaillée de ses souvenirs grâce aux notes qu'il prenait déjà à l'époque et à une mémoire performante.

Écrivant du "texte qui détruit le fondement moral, social sur quoi reposent l'art, la culture, la poésie", Guyotat précise ici les sources sexuelles de sa production écrite, liée en partie à la production des sécrétions corporelles. Il livre quel est l'arrière-fond de son art poétique, quels rituels adolescents de dépense soutiennent l'écriture, quels fantasmes archaïques nourrissent sa création.

L'auteur évoque et mélange les épisodes de son séjour en Angleterre, ses réflexions sur la religion - l'Immaculée Conception -, les effets de son extrême sensibilité aux odeurs corporelles et du sang, son intérêt sexualisé envers les inflexions de la voix ou celui envers Phèdre de Racine ; on retrouve aussi ses tourments à propos de l'humiliation et du supplice, de l'esclavagisme et des camps nazis, des maîtres et des bourreaux...

"...tout acte de ma vie depuis l'enfance est précédé ou accompagné du fredonnement ou du déroulement mental d'une mélodie ou d'un rythme..."

Les questionnements adolescents sur la sexualité et les fantasmes afférents sont la base sur laquelle se construit une pratique d'écriture qui dépasse largement les cadres habituels de la création littéraire : les pratiques langagières sont liées aux usages du corps et d'un désir qui recherche une pensée sans moi.

Le désir est transformé, par le biais des rituels sexualisés, presque directement en production écrite, analogique aux sécrétions corporelles.

La réalité est voilée ou déformée par les fantasmes ; les récits intérieurs, sans cesse court-circuités par ce que Guyotat appelle l'arrière-fond de sa création : "L'acte clandestin produit peu à peu une imagerie, un décor, un peuplement, une idée, inavouables alors, que je nomme ici « arrière-fond ». Depuis, ce monde, je l'ai bien avoué."

Dans ce monde créatif, le réel est sans cesse passé au tamis du langage poétique, la réalité est l'objet incessant de recherches formelles. Il faut que les choses, les événements soient passés par la forme pour que Pierre puisse les sentir comme réels.

"Je me sens déjà trop parcouru de réseaux nerveux, musculaires, métaphysiques, mythologiques et autres, pour me penser libre : tout au plus, je veux, pour la vie, mon émancipation civile et, dans l'Art, aller plus loin que ceux qui me précèdent."

Tout est hors normes chez Guyotat, même cette prose autobiographique, qui se déploie à la lisière entre onirisme, fantasme, poème sensuel, roman d'apprentissage, réflexion sur les rapports entre le corps et la création, affirmation d'un soi irrémédiablement seul. 

Aller plus loin que ceux qui le précèdent...

Guyotat Arrière-fond 2010

Pierre Guyotat - Arrière-fond - 2010 - nrf Gallimard

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