La forme, ce sont au début trois récits de présentation entremêlés qui donnent du dynamisme au livre en anticipant sur l’aspect tragique de la suite, qui développe le thème du féminicide.
Sans effets inutiles qui seraient indécents face à de tels drames, Nathacha Appanah déploie, dans un style qui ne dédaigne pas les chocs, une beauté d’écriture qu’il n’était pas facile à mettre en œuvre devant un tel thème.
Les mécanismes de l’emprise sont décrits de manière souple mais implacable au fil du récit : la diversion et le leurre, la confusion entre le bien et le mal, la réification progressive, le piège des clichés et des poncifs mettant en place l’incapacité à réfléchir et penser, l’asservissement, la confusion des sentiments de la victime et son isolement mis en place par le prédateur, le renversement de la honte, etc.
La répétition avec des variantes, donc anaphorique, de la proposition : « Je vais écrire une phrase… » montre que Nathacha Appanah, comme Neige Sinno dans « Triste Tigre » et Vanessa Springora dans « Le consentement », s’interroge sur comment témoigner, comment écrire ce vécu tragique, comment faire ce récit sans trahir.
Ce questionnement est un point commun de ces trois beaux livres – il y a aussi la force tragique de ces récits – pourtant si différents, mais qu’on ne peut s’empêcher de rapprocher. Un autre point commun de ces trois ouvrages qui en renforce l’aspect dramatique et poignant, c’est la découverte en lisant que pour ces auteures, le traumatisme semble toujours vivant et actif au moment de l’écriture.
Le propos est élargi avec la description de la société mauricienne d’origine indienne, avec ses traditions et ses normes contraignantes, ses mariages arrangés, la crainte de perdre sa réputation, un monde dans lequel la littérature devient une libération. C’est à la survivante qu’il revient, par l’écriture, de faire la différence entre le vécu distant de la mort des autres et celui de la proximité de sa propre mort approchée au plus près jusqu’au bout de la nuit.
Dans le deuxième récit narrant un féminicide accompli, Nathacha s’identifie facilement à la victime, une cousine, tuée de la même manière que celle à laquelle Nathacha a survécu.
« La mémoire est un choix, la mémoire est un fantôme patient. »
Le féminicide de Chanez Daoud met lui aussi en scène une voiture comme arme. Nathacha va petit à petit reconstituer ces histoires, envisageant « ce travail comme une spirale », amassant longuement les documents, comme pour reculer l’approche du cœur du sujet. Elle n’élude pas comment la mémoire d’une victime peut être bafouée par les lieux communs, notamment dans les médias, et comment l’environnement social protège peu les femmes subissant des violences.
L’anaphore « Je voudrais écrire… » vient redoubler la précédente pour interroger à nouveau les possibilités d’écrire l’indicible et mesurer l’effroi, la peur.
La lecture d’un tel livre suscite des sentiments de compassion, d’horreur, de colère, on ressent la nausée, cette expérience ne peut laisser indifférent ; on continue néanmoins cette lecture, entraîné par la force de l’écriture de Nathacha Appanah, qui réussit un hommage émouvant aux victimes.
Nathacha Appanah, La nuit au cœur, nrf Gallimard 2025

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