dimanche 25 août 2024

Expériences des limites 3

Avec "Des îles. Mer d'Alborán. 2022-2023.", Marie Cosnay termine sa trilogie consacrée à l'exil vers l'Europe, aux histoires de migrants venant échouer aux portes de l'espace Schengen. 

Chaque volume a son originalité. Dans le premier (Lesbos 2020. Canaries 2021), l'écriture semblait se chercher, la recherche des formes pour dire l'indicible devenait métaphore de la recherche des personnes et des corps. Dans le second volume (Île des Faisans. 2021-2022), s'affirmait la forme du récit pour mieux faire comprendre les drames de ces déplacements. 

Ce troisième volume (Mer d'Alborán. 2022-2023) laisse place à une sorte de bilan réflexif laissant plus de place à l'Histoire ainsi qu'à la réflexion sur la mort, et montre aussi ce que ces histoires font aux corps et aux esprits des migrants, mais aussi aux corps et aux esprits des aidants, y compris l'auteure du livre.  

L'ouvrage fait aussi appel à l'anthropologie lorsqu'il s'interroge sur la signification de l'enterrement des morts : "Enterrer comme il faut, c'est garantir le temps". Le détour par Sophocle devient ici judicieux, mettant en parallèle les questions d'Antigone et de Créon avec celles que peuvent se poser les familles des migrants morts à qui l'administration refuse une sépulture décente ou pérenne. Le livre laisse aussi la place aux rêves qui apparaissent quand la réalité devient un véritable cauchemar. 

Marie Cosnay construit avec cette trilogie une œuvre autant littéraire que politique, dans laquelle l'engagement activiste trouve sa voix, son mode d'expression, pour tenter de dire l'indicible et ce que l'on ne veut pas entendre. 

 

Une petite tranche du temps :

 

 .../... 27 mars 2022 : 

52 garçons d'un même village à Salé disparus. 

26 avril 2022 : 65 disparus partis de Sfax. 

8 mai 2022 : 44 disparus partis de Boujdour. 

9 mai 2022 : 27 disparus partis de Layoune. 

15 mai 2022 : 59 disparus partis de Tan-Tan. 14 disparus au départ de Tipaza. 

.../... 

Cosnay 2022-2023

 

Expériences des limites 2

Marie Cosnay - Des îles. Île des Faisans 2021-2022 - Éditions de L'Ogre 2023

 

À l'extrême opposé de Zuydcoote et Bray-Dunes, on se dirige vers la pointe sud-ouest de la France à la frontière avec l'Espagne à Biriatou : après le péage de l'autoroute, la petite route à droite descend vers Hendaye et nous mène sur les bords du fleuve La Bidassoa. Une voie de promenade derrière les maisons accueille les marcheurs le long du cours d'eau mesurant près de cent vingt mètres de large à cet endroit : une petite île toute en longueur - l'île des Faisans - est posée là, entre les deux pays. 

Le panneau d'information touristique parle du "plus petit condominium du monde" : il est vrai que ce petit bout de terre est géré alternativement tous les six mois par la France et L'Espagne. Vers l'est on aperçoit les montagnes vertes du pays basque. Vers l'ouest, on se dirige vers la belle embouchure de la Bidassoa : où l'on peut voir une maison habitée par Pierre Loti, et en face la petite ville espagnole d'Hondarribia avec ses belles rues montantes. Ciel et eaux bleues, bateaux, l'Espagne sur l'autre rive. Voilà pour la carte postale. 

Le deuxième volume de la trilogie que Marie Cosnay consacre à l'exil vers l'Europe nous montre l'envers du décor, le verso de la carte postale : "Au mois de mai 2021, quelques jours après que je retrouve Fatou dans un centre de Gran Canaria, Yaya Karamoko, vingt-huit ans, meurt dans le fleuve, près de l'île des Faisans. La Bidassoa sépare Irun d'Hendaye. Trois ponts relient les deux villes. Pourtant, comme à d'autres époques, des époques de guerre, de dictature, des époques d'avant la construction européenne, les voyageurs prennent la montagne, le fleuve, ou suivent les voies ferrées. En un an et quelques mois, il y aura dix morts. Neuf attestés, neuf corps, et un disparu.

Ce paysage fluvial avec son île bi-nationale est donc lui aussi, comme la méditerranée, un tombeau aquatique pour les migrants. Peu de touristes qui se promènent ici en 2024 savent que s'écrit une autre histoire dans ce site limite, d'autres histoires, celles d'hommes, de femmes et d'enfants contraints de quitter leur terre et de risquer leur vie sur la mer avant d'échouer aux frontières de l'Europe. Une Europe qui va vite se révéler comme étant plus le continent des tracasseries administratives kafkaïennes et moins celui de Montaigne, Voltaire ou Diderot... 

Se heurtant à des murs de pierre et des murs administratifs, des gens meurent dans l'océan, des gens meurent dans le désert, des gens meurent dans la Bidassoa, d'autres non loin de Bray-Dunes et Zuydcoote... 

Marie Cosnay nous raconte quelques unes de ces histoires et nous permet de ne pas oublier que depuis 25 ans, plus de 40000 personnes sont mortes aux frontières de l'espace Schengen. Et parmi celles qui ont réussi le voyage jusqu'à nos portes, qui ont traversé les déserts et la mer, qui ont survécu aux violences et à la faim et la soif, quelques unes sont venues mourir dans la Bidassoa, un joli petit paysage fluvial autour de l'île des Faisans, le "plus petit condominium du monde". 

 

 "Je compte sur ta plume, répond Souleyman. Tu caresses les phrases." p.41 

"La rigueur éthique s'affole devant la folie que créent l'illégalisation des déplacements et les stratégies pour contourner tous les empêchements " p.153 

 

Cosnay 2021 2022
Île aux Faisans - Hendaye - (c) sonneur

Île aux Faisans - Hendaye - (c) sonneur


 

Expériences des limites 1

Avec "Des  îles. Lesbos 2020. Canaries 2021.", Marie Cosnay nous propose le premier livre de sa trilogie consacrée aux migrants européens, à l'exil vers l'occident. 

L'écrivaine, qu'on connaît comme auteure de romans et de poésie et traductrice des "Métamorphoses" d'Ovide, écrit ici un livre frontière à propos des limites de l'Europe.  Les migrants posent des questions dérangeantes à l'Europe, le livre de Cosnay offre un texte dérangeant à ses lecteurs. Elle fait entrer en littérature la question politique de l'exil vers l'Europe : mais comme il s'agit d'abord d'histoires humaines singulières, la façon d'écrire sur le sujet va elle aussi être singulière. 

C'est comme une recherche hésitante, l'écriture semble être une métaphore de l'errance des migrants dont elle parle, passant du constat journalistique à la réflexion politique, de la description poétique au récit dramatique, perdant les mots quand le réel devient vraiment impossible, réduisant la parole à la simple énumération. 

Certains fragments dérangent sciemment la fluidité de la lecture : "On dirait un lange vide, le bébé est si petit... Il vaut mieux que ça ne se sache pas, pas tout, pas trop... Les petits garçons dormaient dans le cimetière de la ville, depuis que le prêtre avait fermé l'église... On est déjà morts, qu'est-ce qui pourrait nous tuer encore ?... Le papa pêchait, elle (la petite fille) était sur le bateau, ils ont ramené trois corps. L'un n'avait plus de tête... Si elle n'avait rien, si elle a tout perdu, personne ne saura jamais ce qui lui est arrivé... Soit elle n'est pas en vie, soit elle est restée dans le naufrage... Nul ne saura que je suis resté au fond de l'eau... Tant qu'on cherche quelqu'un, il est vivant..." 

Avec la description du camp de Mória (à Lesbos), avec le mot "camp" réitéré, on découvre que l'histoire se répète, que personne ne tire les leçons de l'histoire ; que l'histoire des historiens échoue à servir à quelque chose, que la phrase "Plus jamais ça" n'a jamais été autre chose qu'un vœux pieux. 

Ces camps, occupés à quarante pour cent par des enfants... Paul Valéry, dans le cimetière marin de Sète, contemple une méditerranée qui est elle-même devenue un tombeau. 

Mais que peut la littérature ? Sans doute chercher les mots, les formes de langage qui nous manquent pour décrire l'indicible, et tenter ainsi une approche de la réalité, un dévoilement de la vérité. C'est ce qu'essaie Marie Cosnay, avec un certain courage, non seulement dans l'écriture mais aussi dans l'engagement physique et politique, le lecteur lui en est reconnaissant.

Cosnay 2020 - 2021

 

dimanche 11 août 2024

Du vent dans les poèmes

Les éditions Calligrammes (Rennes) nous offrent un très beau volume de poésie avec cette "Anthologie de la poésie de Bretagne au XXème siècle". 

Attention : poésie en Bretagne et non poésie bretonne ; il s'agit d'entendre ici comment le vent de la poésie a soufflé en Bretagne au XXème siècle grâce à des auteurs qui ne sont pas tous bretons et grâce à des textes écrits dans différentes langues.

L'éditeur indique qu'il est conscient des écueils possibles dans l'action de sortir une poésie de son contexte d'une part, et de la juxtaposer avec d'autres textes, d'autre part.

Mais le livre réussit le défi en nous permettant de relire des valeurs sûres (Max Jacob, Victor Segalen, Georges Perros, Kenneth White...), en promouvant le nectar de Bretagne (Xavier Grall, Jean-Paul Hameury, Yvon Le Men...), en nous faisant découvrir des auteurs plus rares (Armand Robin, Heather Dohollau, Danielle Collobert...) et en laissant la place à l'écriture des femmes (cinq sur dix-huit : bretons, encore un effort...).

L'ensemble de ces textes est porté par le grand vent d'Armorique et par une savante mise en perspective grâce à la préface, aux notices concernant les auteurs et à la bibliographie.

La poésie de Bretagne est ici "un monde ouvert" cher à Kenneth White, elle nous permet avec Segalen de "traverser des cours, des arches, des ponts ; tenter les chemins bifurqués" ; on apprend que dans la maison du poète les meubles ont pouvoir sur le visiteur, ce poète qui assemble les mots comme le menuisier les pièces de bois.

Celle qui écrit devient ainsi émigrante d'elle-même, celui qui rêve cherche à se fuir lui-même. 

Il croit que le monde est là pour toujours. Le temps d'une lecture, le lecteur aussi...



"Ô mots, tous les mots blancs, verts, bleus, jaunes, rouges, noirs, du gouffre et de la cime, tous les mots semblables et contraires, unissez-vous en frères de la primitive famille de la phrase originelle. Laissez-vous cueillir comme on fait pour les fleurs. Laissez-vous récolter comme on fait pour les fruits. Acceptez que de tous on compose une gerbe d'amour évoquant le long serpent aux longs anneaux d'éternité, que par vous il remonte entre les lèvres demeurées au seuil de l'Aurore Première."


Saint-Pol-Roux (1861-1940)



"Nous n'avons à nous que cette pauvreté 

de qui va dans l'ignorance 

mais c'est à cette nudité

qu'il nous faut demeurer présent.


Et c'est trahir que dresser

tables de pierre et temples

là où suffit la gloire

des poussières et des feuilles mortes."


Jean-Paul Hameury (1933-2009)
 
Anthologie de la poésie en Bretagne 2024

 



mercredi 7 août 2024

Rodmoor 1916

Rodmoor - John Cowper Powys - 1916 - Coll. Le Don des Langues - Seuil 1992 - Traduction Patrick Reumaux
 
John Cowper Powys, dans son deuxième livre, écrit sur les liens entre la nature et la psychologie de ses personnages, il maintient liés espace mental et espace géographique à l'intérieur d'un schéma connu de la littérature,  l'éternelle lutte entre l'amour et la mort, entre Éros et Thanatos. 
 
Il sème rapidement le doute sur la santé mentale d'Adrian Sorio, son personnage principal et décrit l'étrangeté des paysages sauvages des environs de Rodmoor, un lieu dans lequel Adrian a du mal à rassembler ses pensées.

"Oui, Rodmoor est un endroit plutôt curieux. On s'y désintègre, vous savez, on y perd son identité et on oublie les règles." p. 137

Dans ce monde maritime gris, les signes n'ont pas les mêmes significations pour les uns et les autres, les comportements sont interprétés différemment selon que l'on est une femme amoureuse ou un homme exalté, les relations amoureuses ne sont que des relations d'emprise. 

Il n'y a rien à attendre de la mer, dont la proximité  est ici favorable à des prémonitions morbides.

Les errances sur les landes proches du rivage échouent à rasséréner les esprits, le vent n'amenant dans l'espace mental que des fragments de pulsion de mort.

"Une bande rouge sang, livide et déchiquetée, comme le dos mutilé d'un monstre ensanglanté, barrait l'horizon au-dessus des marais. Le vent gémissait dans les peupliers, sifflait à travers les roseaux et, dans les fossés comme dans les digues, poussait de longs soupirs haletants et mélancoliques, tel un malheureux esprit de la terre." p.336

Dans cet univers nocturne des passions, même le refuge de la sororité est incapable d'apaiser les tensions.

Rien à sauver de ces paysages ? 

Mais si : ils sont l'objet de l'écriture précise de John Cowper Powys, ils sont objets de littérature et cela est à l'origine de bien des bonheurs de lecture.

Une écriture précise qui demande une lecture précise : Powys délivre parfois une information importante au détour d'une phrase, de manière inattendue.

Il y a probablement quelque chose de suranné, de désuet dans cette littérature de landes venteuses et d'amours tumultueuses, dédiée à Emily Brontë  et à ses fantômes : mais c'est le haut du panier tant du point de vue de la forme que du fond, et on se laisse facilement entraîner au vent mauvais de ces chapitres courts et denses.
Rodmoor 1936