Dans
ce troisième volume de la quadrilogie de Thomas Mann, Joseph renaît :
sorti du puits, de l'enfer de l'adolescence, le voici esclave devenant
maître, maître du verbe, de l'écriture et des connaissances qui balisent
toujours l'accès au pouvoir dans ce qu'il croit être le royaume des
morts.
De Hébron vers Ashkelon, puis le long de la côte en
traversant Gaza puis le nord du désert du Sinaï, Joseph et les
Ismaélites voyagent vers l'Égypte : les difficultés du voyage et à la
frontière résonnent terriblement et de manière moderne avec celles que
rencontrent les migrants du XXIème siècle, ainsi qu'avec les conflits
que connaît la région actuellement. Le discours du gardien de la
forteresse de Tsell pourrait se retrouver de manière identique dans la
bouche de l'un de nos douaniers d'aujourd'hui.
Joseph fait
d'abord face à la figure du Sphinx (celui qui dissimule le sens) avant
de se diriger vers le sud, c'est-à-dire à une énigme qui n'est que
silence : Thomas Mann déploie la puissance du verbe en son absence même,
et fait de sa quadrilogie une énigme, une étrangeté dans son œuvre, une
statue dans le désert ; il y a les bavardages de la foule et des
soldats, les questionnements incessants de Joseph, le verbe des échanges
commerciaux, mais aussi celui des mythes et de la religion, celui du
pouvoir et de Dieu, et le texte de Mann, qui nous entraîne dans des
aventures dont l'ampleur des décors fait parfois penser aux péplums
hollywoodiens des années cinquante, peuplés de colonnades papyriformes
et lotiformes.
Renversement : on remonte vers le sud, à la voile
sur le Nil, vers Louxor. Parti du fond d'un puits, Joseph-Ousarsiph
monte, et démontre son pouvoir, celui du langage, en changeant de nom et
en faisant preuve des mêmes dons que Shéhérazade. Il séduit ceux que
les nains nomment les démesurés, autrement dit les hommes, et il
faudrait aller voir du côté du texte original si cette nomination a un
rapport avec l'hubris grecque.
Mais c'est à la patience qu'il lui
faudra d'abord se confronter alors qu'il est et restera l'étranger.
Comme en miroir, Thomas Mann semble mettre à l'épreuve la patience du
lecteur : en étirant le temps, on l'a dit, mais aussi en mettant en
œuvre une narration subtilement éclatée. Il faut ainsi attendre le
milieu du roman (p. 268) pour lire la description d'un personnage
important présent depuis le début, et une requête formulée en une phrase
s'étire - à la mesure de son importance dans la narration - sur tout un
chapitre, confirmant que le suspens(e) est pur langage. La réalisation
du désir est sans cesse différée et ce sont les mots qui permettent
cette maîtrise du temps : cela nous vaut des pages d'une beauté
sidérante quand Putiphar déclare son amour et exprime son désir à
Joseph, alors même que les mots lui manquent.
En creux, Thomas
Mann (qui publie ce troisième volume en 1936) met en évidence que c'est
quand le langage perd ses pouvoirs de séparation, quand il n'est plus
porteur de la loi et que ses vertus performatives prennent le dessus que
la tyrannie et la barbarie peuvent advenir. Il nous fait expérimenter
l'attente et la lenteur propices à l'avènement de la raison poétique et
de la rêverie.
"Qu'on ne nous croie pourtant pas
insensible au blâme - exprimé ou tacite et sans doute tu par courtoisie
- qui s'adresse à notre exposé, à notre mise au point de l' "histoire".
Nos objecteurs arguent que la forme concise sous laquelle elle figure
dans le texte d'origine ne saurait être surpassée, et que notre
entreprise entière, qui par ailleurs n'a déjà que trop duré, est peine
perdue. Mais depuis quand un commentateur fait-il concurrence à son
texte? Et l'explication du "Comment" ne comporte-t-elle pas une dignité
et une importance vitales aussi grandes que la tradition affirmant le
"Quoi ?" La vie ne s'accomplit-elle pas tout d'abord dans le "Comment
?"." p.285
Thomas Mann - Joseph et ses frères vol. 3 - Joseph en Égypte - L'Imaginaire Gallimard N°69 - Traduction Louise Servicen