jeudi 27 novembre 2025

Guyotat : aux sources de la création

L’auteur place son récit autobiographique dans l’histoire et la géographie de son temps, ainsi que dans l’enfance : il rappelle que sa mère, née en Pologne de parents français, passait fréquemment dans le village d’Auschwitz alors qu’elle était adolescente ; il se souvient de sa naissance à Bourg-Argental en 1940, de nuit et sous la neige ; il évoque ses oncles et tantes qui résistent à la barbarie nazie et relate la réminiscence de quelques souvenirs étonnamment précoces, de la guerre.

Pendant ces années de conflit, à la privation de nourriture, s’ajoute celle de la parole, surveillée par le régime de Vichy. Pierre fait ses premières armes de lecteur dans les albums du Père Castor et dans la Bible. Au contact de la nature et des autres enfants, se développe l’hypersensibilité que l’on trouvera dans ses œuvres futures ; très tôt, Pierre perçoit des échos de ce qu’on nommera plus tard la guerre d’Algérie qui prendra tant d’importance dans son œuvre ; il pense apprendre que la vie ne se transmet que dans le conflit et se met à écrire très jeune parce que la parole lui fait défaut : alors qu’il est atteint d’une sorte de bégaiement, son enseignant lui demande de mettre ses réponses par écrit. Plus tard, il produira une littérature qu’il lira à haute voix. Pour l’instant, il se met à écrire « pour consoler les trompés, et apaiser les cruels. »



Son goût pour l’histoire, si présent dans ses livres, est né à l’école, mais est lié à sa mère, aux récits de l’histoire polonaise de sa famille qui lui fait découvrir une étonnante ascendance avec le curé d’Ars et un arrière-grand-père qui aurait pu croiser Arthur Rimbaud, et provoque ses premiers intérêts envers les réfugiés et les personnes déplacées. On apprend que son intérêt envers les esclaves lui vient de sa lecture de Paul et Virginie, que celui envers les animaux lui vient de ses jeux d’enfant dans la nature autour de Bourg-Argental. C’est par sa mère qu’il découvre très tôt, dès 1945, les horreurs des camps d’extermination, une découverte traumatique associée aux neuf cercles de l’enfer de Dante.

« Désormais pour moi enfant et adolescent, l’Histoire moderne ne se voit plus qu’en noir et blanc : 1939-1945, Hiroshima, la guerre d’Indochine, la terreur communiste à l’Est, la guerre d’Algérie, la décolonisation. »

Alors que dans Coma (2006), il nous racontait la période qui l’avait amené aux portes de la mort, il détaille ici son enfance, en particulier sa vie quotidienne dans l’école catholique de Joubert. Ce livre donne des indications sur quelques origines des grands thèmes de son œuvre littéraire ; on est ici – dans ce beau récit d’apprentissage – aux sources de la création, dans un livre qui ne pouvait pas mieux se terminer que par la découverte de la poésie de Hölderlin.



Guyotat Formation




Guyotat Formation

mardi 25 novembre 2025

Guyotat ressuscité

Pour faire face à la dépersonnalisation, l’auteur semble d’abord s’accrocher à des signifiants religieux (l’EcclésiasteJob) et aux formes de la lamentation et du reproche, mais il évoque aussi, en premier lieu, Antonin Artaud. Plus loin, il évoque le Corps Glorieux, ce qui semble plutôt ironique étant donné l’état de son propre corps, dont l’affaiblissement et l’amincissement le mèneront au coma. Mais il pense que son œuvre est une sorte d’intercession entre lui et le monde ou Dieu.

L’écrivain nomade, vivant à l’époque dans un camping-car, nous fait partager par fragments autobiographiques les difficultés d’être au monde quand on est doté d’une sensibilité extrême et particulière.

 

« L’œuvre que je fais est aussi une représentation de ce qui manque ; et dans la langue de ce manque. Et je travaille au quotidien à faire exploser cette fatalité. »

Il cherche à parler d’humain à humain : on entend dans sa prose autobiographique sa douce voix savante, qui contraste toujours avec ses écrits romanesques et poétiques si sauvages. Il se dépersonnalise, mais s’identifie fréquemment et facilement avec les êtres en déshérence et en marge : vendeurs ambulants, enfants, comédiens, mendiants, exilés, prostitué(e)s… Lui-même n’est pas asocial, il s’appuie souvent sur ses amis et sa famille afin de ne pas sombrer.

Il donne quelques pistes pour comprendre ses écrits, évoque dans ce livre Progénitures (paru en 2000) et Histoires de Samora Mâchel (inédit à ce jour, devant paraître en février 2026). Il précise la transformation, en lui, de l’écriture en langue, puis en Verbe, une transformation qui le pousse dans la rue, mais aussi vers les autres.

 

"…plus j’interviens physiquement dans la langue, plus j’ai la sensation de vivre ; transformer une langue en verbe est un acte volontaire, un acte physique. »

Par petites touches, il nous retrace le chemin qui l’a amené, depuis la langue classique de ses premiers livres – après le tournant constitué par Tombeau pour cinq cent mille soldats et éden, éden, éden - à proférer dans ses textes suivants un verbe sauvage et inouï. Il précise que seul le travail de la langue le maintien à proximité du monde. Pour cet homme pétri d’angoisses archaïques et de terreurs sans noms qui le mèneront en psychiatrie et aux portes de la mort, l’acte de création est un acte total, sans concessions possibles, dans lequel il met en jeu son corps entier et tout son être.

On l’accompagne lorsqu’il fait une fugue à l’âge de dix-neuf ans, une fuite qui le mènera jusqu’à Charleville-Mézières chez Rimbaud, ou bien lorsqu’il prend la route vers le sud dans son camping-car, ou encore lorsqu’il accompagne les comédiens qui mettent en scène ses textes ; mais aussi dans ses séjours à l’hôpital ou en psychiatrie. Par fragments, Guyotat esquisse son autobiographie.

 

« Écrivant, je suis dans l’axe central de la Terre, mon existence d’humble laboureur de la langue est fichée dans cet axe, dans l’axe de ce mouvement, plus grandiose que le seul mouvement humain : le mouvement planétaire : le roulement de la planète, avec son soleil et ses astres : ainsi échapper même à la sensation de la mort. »

Guyotat survit dans une quête sans fin de l’absolu, qui passe par l’écriture, mais aussi par le désir d’aller vers les autres, dont nous, lecteurs, faisons partie.


Pierre Guyotat - Coma - Mercure de France 2006 - ISBN 2715225202


Guyotat Coma 2006


Ecriture → Langue → Verbe 




vendredi 14 novembre 2025

Eden trois fois

On relit ici un texte dans lequel on croit entendre des échos de Sade (mais c’est autre chose) ; de Georges Bataille et de la guerre d’Algérie. L’entrée dans ce bloc de texte – constitué d’une seule phrase – est comme une entrée en enfer, il n’y a de sortie que par le haut après avoir fréquenté les abysses. L’incipit (« / Les soldats, casqués, jambes ouvertes, foulent, muscles retenus, les nouveau-nés emmaillotés dans les châles écarlates, violets : ») est comme un ressort nous projetant dans un mouvement ininterrompu jusqu’à la fin du livre.

Sont mis en scène l’être humain, l’animal, le corps dans tous ses états, les mélanges de toutes ses sécrétions et déchets, dans une machinerie à produire de la dépense : laissez ici toute espérance d’image apaisante, tout espoir de pardon ou de rédemption, toute lueur de littérature normée ; préparez-vous plutôt à faire face à la répétition lancinante des échanges de fluides.

On est face à un choix radical d’écriture, sans concession, tout le temps en tension, sans cesse dans le registre de l’indicible (le sexe violent, la guerre et le scatologique) et duquel se dégage pourtant une forme de poésie implacable.

Ce texte compact est néanmoins composé de séquences, séparées par une ou plusieurs barres obliques, des blocs de sens qui ne laissent pourtant aucun répit au lecteur, ne constituent une respiration que s’il arrête sa lecture à ce moment-là.

Une certaine manière d’utiliser et de magnifier des vocabulaires spécialisés (les mots des militaires) ou des champs sémantiques particuliers (les mots du corps et de ses sécrétions) tend à l’élégie, mais la tendance élégiaque ne résiste guère à l’horreur et à la désespérance. On pourrait situer le récit en Algérie pendant la guerre et le poème n’est pas une élégie, mais un tombeau et une danse macabre, une danse de mort et de stupre dans laquelle humains et animaux finissent par se confondre, et qui laisse le lecteur sans défense et sans possibilité de détourner l’attention, sauf à cesser de lire : aurait-on là un texte s’efforçant de rejeter son lecteur ? À moins qu’il ne s’agisse d’une forme de langage parfaitement adaptée au message : une injonction à regarder en face l’inacceptable, en lien avec les vécus traumatiques de l’auteur dont la forme (la prise en otage du lecteur) en serait une analogie ; lisez ou refusez, l’alternative oblige à prendre parti, à prendre ses responsabilités de lecteur.

Cette prose traumatique se déploie dans le registre de la saturation de la violence, des passages à l’acte, de la production incessante des sécrétions corporelles, mais prend rapidement un air irréaliste et fantas(ma)tique, de même que « Tombeau pour cinq cent mille soldats » s’inscrivait dans le registre épique. Pour Roland Barthes, pour se confronter à cette aventure du signifiant, « il faut entrer dans le langage de Guyotat : non pas y croire, être complice d’une illusion, participer à un fantasme, mais écrire ce langage avec lui, à sa place, le signer en même temps que lui. » Michel Leiris, lui, met en avant chez Guyotat « une capacité d’halluciner à quoi n’atteignent que fort peu d’écrivains ».

En évoquant l’enfer comme on l’a fait plus haut, on se place malgré nous et à tort du côté d’une critique morale, avec laquelle on échoue à rendre compte d’un tel texte : c’est que celui-ci détruit justement toute approche morale dans sa manière de mettre en scène le signifié, l’extrême condensation des actions brouillant le suivi imaginatif du lecteur au profit de la mise en valeur du faire poétique.

Il existe néanmoins une manière de faire face, (c’est notre conseil de lecture), c’est de lire en marquant des pauses entre les séquences marquées par les barres obliques, c’est une mesure de survie dans ce génial enfer, dans cette écriture traumatique rythmée par les respirations de la lecture orale, dans cette expérience des limites destinée à être lue à haute voix. Et dans le milieu du roman, quand les barres obliques se font attendre, il faudra les mettre vous-même.

Voilà, vous qui entrez ici, laissez donc toute espérance autre que celle d’une poésie sauvage, une aventure du langage inédite.



PS : Afin d’éviter tout malentendu, qu’il soit clair que pour nous, cet ouvrage, quant à son fond, nous semble réservé à des adultes avertis, comme on dit. Quant à sa forme, il satisfera probablement des lecteurs expérimentés, n’ayant pas peur d’expériences des limites en littérature. Vous avez le droit de ne pas aimer cet ouvrage, mais ça n’était pas une raison pour le censurer de 1970 à 1981.




Pierre Guyotat 1970


 Pierre Guyotat - éden, éden, éden - 1970 - Gallimard L'Imaginaire N° 147

dimanche 2 novembre 2025

Correspondance Marcel Proust - Jacques Rivière

Peut-être faut-il être assez vieux et avoir connu le temps où l’on s’écrivait encore des lettres pour percevoir comme une madeleine proustienne la lecture d’une correspondance, en particulier son rythme de communication, fait de lenteurs, de heurts, de quiproquos et de croisements, d’impatiences et de délivrances, d’apprentissages de la frustration et de l’attente.

Entre Proust et Rivière, il nous est donné, en plus, d’apprécier les linéaments d’une amitié solide et émouvante, dans laquelle le soutien réciproque est exprimé sans délai, jusqu’à la mort de Marcel. On y découvre la véritable admiration de Proust envers Rivière ainsi que la patience d’ange de Jacques devant les exigences de l’écrivain. On s’amuse des craintes de Jacques Rivière devant le caractère scabreux de certains passages à publier.

Est-il nécessaire de rajouter que les qualités d’écriture de ces lettres viennent consolider, cent ans après, l’intérêt historique que l’on a de les lire : témoignant en partie de l’histoire littéraire de l’époque, notamment celle de la Nouvelle Revue Française, elles font aussi le récit fragmenté des dernières années d’écriture de Proust.

On y trouve des noms encore jeunes et devenus célèbres par la suite, et d’autres oubliés. Mais personne – du moins chez les lettrés – n’oubliera les noms de Marcel Proust et de Jacques Rivière.

 

Proust Rivière


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« Une des choses que je cherche en écrivant (et non à vrai dire la plus importante), c’est de travailler sur plusieurs plans, de manière à éviter la psychologie plane. »

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« Ne regrettez pas (si vous ne le dites pas par plaisanterie) de n’avoir pas assez lu. On a toujours trop lu. Moi j’ai très peu lu. Et comme j’ai perdu la mémoire (du nom même constamment de ma rue, du n° de ma maison) c’est comme si je n’avais rien lu. »



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À Jacques Rivière

[Samedi soir 18 novembre 1922.]

Monsieur

Je me fais un devoir de vous apprendre que notre cher Marcel Proust a expiré ce soir à 5h 1/2.

Son frère et moi voulons que vous soyez un des premiers prévenus – Marcel avait pour vous une amitié et une estime particulières, et nous savons que sa mort vous affligera profondément.



Votre dévoué

Reynaldo HAHN

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Marcel Proust – Jacques Rivière – Correspondance 1914-1922

Éditions Sillage 2013

ISBN 9791091896146


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On a aussi relu : 


La correspondance Rivière - Artaud

Correspondance Rivière Artaud

La correspondance Rivière Claudel

Correspondance Rivière Claudel