vendredi 17 octobre 2025

Penchants pour l’illicite

Violette Leduc - La folie en tête
L’écriture aux phrases courtes de Violette Leduc nous met tout de suite dans le bain, si l’on ose dire (en l’occurrence une baignoire), dans le bain des balles qui bruissent en 1944 sous les toits de Paris.

Voici donc en quelque sorte la suite de "La Bâtarde", livre qui était le récit des années 30 et de la guerre, qui était le livre des années Maurice Sachs. Leduc évoque tout de suite le mot faillite et se dit découragée avant de raconter, nous gratifie néanmoins d’un beau pavé serré de 584 pages concernant l’après-guerre, dans lesquelles Sachs n’est plus qu’un fantôme dont on apprend la mort au milieu du livre.

"Février 1945. Paris a été libéré, moi je n'ai pas été libérée de mon âpreté au gain, de ma ténacité de gagne-petit, de mes aspirations aux trafics, de mes penchants pour l'illicite, de mon désir de partir de rien pour me surpasser."

L’anaphore "Février 1945. Paris a été libéré" encadre d’abord le récit de ses déboires avec les gendarmes alors qu’elle transporte du beurre en contrebande, pour laisser advenir l'après-guerre et la comparaison entre ses premiers écrits et une marchandise du marché noir à refiler : "Écrire était un secret, maintenant je suis un colporteur.

Violette va entrer au Café de Flore pour transmettre un manuscrit, elle entre au café et en littérature pour y rencontrer Simone de Beauvoir : Jean-Paul Sartre et Arthur Adamov ne sont pas loin ; apparaît une belle page sur le temps de l'attente et une autre sur le visage de Sartre, une autre encore sur la parole de Nathalie Sarraute : un vrai feu d’artifice, prolongé par le récit de l’entrée dans la maison Gallimard et la rencontre avec Albert Camus.

L’écriture et le soutien de Beauvoir contiennent l’autrice, toujours tentée par ses démons intérieurs autodestructeurs.

Leduc joue sur le contraste en nous racontant ensuite son séjour en prison à cause de ses trafics de marchandises ; on y retrouve la nervosité de son écriture aux phrases courtes : son style change quand elle retrouve ses démons intérieurs mortifères, dont l’ambiance est plus proche de l’Enfer de Dante que de celle de la terrasse des Deux Magots.

Lorsqu'elle rencontre Jean Genet, c'est en compagnie de Beauvoir et d’Arthur Koestler ; avec l'auteur du Miracle de la rose, les relations sont ingrates, plutôt à sens unique : Violette Leduc semble y tester ses tendances masochistes comme avec sa mère, l’amour chez elle ne va pas sans le chaos intérieur.

Beauvoir, Genet et quelques autres : le St-Germain-des-Prés de Violette Leduc n’est pas celui, mythifié, des caves accueillant le jazz et Boris Vian, mais plutôt celui des difficultés à entrer en relation avec les autres. Pendant que Sartre écrit que "l’enfer, c’est les autres", Violette Leduc tente de ne pas se consumer dans sa recherche éperdue d’amour ; son écriture retrace par petites touches un autoportrait psychologique sans concessions. 

Viennent ensuite (p. 347) quatre pages sans ponctuation qui rythment une déréliction dans l'antichambre de la mort lors d’un réveil post-alcoolisé : dans "La bâtarde", ce type d’écriture était là pour décrire Paris, il vient maintenant contenir des tourments intérieurs.

Le style de Leduc a mûri dans l’intervalle de temps qui sépare "La Bâtarde" (1964) de "La folie en tête" (1970), elle montre plus de maîtrise de l’ensemble, ce qui rend la lecture plus facile. L’écriture de Leduc est plutôt hors normes, à la mesure du personnage. Elle nous offre donc une lecture hors normes...

La folie en tête, de Violette Leduc (1970). L’Imaginaire Gallimard n° 319



Roboppy at English Wikipedia, Public domain, via Wikimedia Commons


jeudi 2 octobre 2025

Forgeron de ma douleur

Violette Leduc - La bâtarde 1964
Violette Leduc (1907-1972) a publié "La bâtarde" en 1964. Ce livre autobiographique est préfacé par Simone de Beauvoir, qui a été l’une des premières à soutenir l’autrice. 


Le style Leduc est d’abord fait de phrases courtes, il donne un rythme saccadé à la lecture et une impression d’urgence du discours. La jeune Violette est une survivante de la misère, de la maladie, des errances d'une mère fragile, mais elle écrit sans plainte ni misérabilisme.


L’incomplétude de ses rapports aux autres (non perçus dans leur totalité) s’exprime dans la métonymie et dans l’ironie, dans un lien fragmenté et distancié avec ce qui lui arrive. C’est dans le récit des amours lesbiennes que le texte reprend la pente métaphorique, que le corps se reconstitue dans l’apprentissage de l’identité et de l’altérité, donnant à la narration une profondeur poétique, sensuelle et inattendue.


La théâtralisation des dialogues entre les amantes – qui rappelle parfois certains textes du Nouveau Roman – renforce la dramatisation des passions et l’universalité du propos.

Le style se fait parfois un peu plus lyrique dans les descriptions, mais sans en rajouter. Lorsque la narratrice se met à travailler dans l’édition, on croise dans les couloirs les ombres de Paul Bourget, de Gabriel Marcel, de Henry Bordeaux, Maurice Barrès, Rosamond Lehmann... tandis que la jeune employée rêve de Tolstoï, de Dostoïevski et des surréalistes, de Proust, de Radiguet et Artaud... 


C’est dans cet entre-deux, cet espace, cette faille qu’elle commence à écrire et à témoigner d’une époque, esquissant quelques brefs portraits de Julien Green ou Georges Bernanos, et surprenant le lecteur par quelques pages sans ponctuation pour évoquer les sensations parisiennes.


"Lecteur, suis-moi. Lecteur, je tombe à tes pieds pour que tu me suives. Mon itinéraire sera facile. Tu quittes les gouttelettes qui venaient te retrouver, tu t'achemines vers la place de la Concorde, tu montes sur le trottoir de gauche. Te voici, nous voici. Miracle du silence le long du bruit. Lecteur, nous dirons : nous montions sur le trottoir, nous sautions à pieds joints dans le silence. Un long, long foulard de soie naturelle resserré entre le pouce et l'index. Nous le tirons. C'est la caresse par l'étranglement, c'est la réalité d'un nouveau silence ce soir dans l’anneau du pouce et de l’index. Lecteur, suis-nous encore." P. 216


Violette Leduc n’est pas tendre avec elle-même et ressent le besoin de s’adresser au lecteur pour que celui-ci continue sa lecture : elle se décrit en narratrice capricieuse et dépressive à travers ses lamentations, supplications et délectations et détaille ainsi un grand portrait pathologique d’elle-même, fait de répétitions mortifères de l’échec dans ses relations aux autres. Mais elle le fait dans une prose poétique aux échos baudelairiens qui entraîne la lecture. Et lorsque vient la séparation, la plainte laisse place à des considérations sur Pythagore, donnant sa force performative et créatrice à l’acte d’écriture...


Autre surprise, une visite dans la librairie d’Adrienne Monnier rue de l’Odéon nous vaut un bref portrait de la maîtresse des lieux en paysanne d’un autre siècle, à une époque où l’on venait à la librairie pour emprunter des livres sur abonnement : Paul Valéry, James Joyce, Raymond Queneau ne sont pas loin et Sylvia Beach fait une apparition.


Plus loin, c’est Jean Gabin et Prévert que la narratrice croisera dans un couloir : cela marque l’époque – les années 30 – dont Leduc esquisse le portrait très parisien... D’autres moments saisissants – la rencontre avec Maurice Sachs, par exemple – parsèment ce livre étonnant, un pavé dont la lecture reste jusqu’au bout peu confortable et pourtant passionnante. 


"La gare végétait, mais un chariot, la bascule, un porteur, un flâneur, le guichet fermé, l'étiquette d'une valise enregistrée, la poussière qui habillait la gare de mélancolie surannée, me prédisaient : elle vient. Le volet de fer de la librairie proposait la méditation, le tramway avec son timbre et le refrain des essieux ajoutait de la frivolité aux petits déplacements.

L'employé a ouvert la porte, les rails ont suggéré le regard des oiseaux nocturnes. Toute la ville somnolait au-delà des quais. Les premiers voyageurs appartenaient encore au train, aux panoramas.

Je voyais la vitesse dans leurs yeux récurés. Isabelle apparut la dernière. Sans me regarder. Ses cheveux sages, sa robe simple, ses gants de provinciale me grisaient. L'austérité dans la gare donnait un appétit considérable à mes entrailles. Elle présenta son billet avec une bonne volonté d'élève, elle se tourna enfin de mon côté."


Violette Leduc – La Bâtarde – L'Imaginaire Gallimard n° 351

 


mardi 30 septembre 2025

Fin de partie

Jacques Henric 2025
Jacques Henric, 86 ans, écrivain et critique d'art, compagnon de route de la génération Tel Quel et Art Press, publie son journal rédigé de 1971 à 2015, de quoi attirer le lecteur qui a suivi de près cette aventure intellectuelle ayant animé surtout les années 60 et 70.

Le livre rend compte sans fioritures de style des querelles littéraires et politiques de l’époque, avec des empoignades dont on avait oublié la violence. Les batailles d’ego entre les uns et les autres font plutôt sourire aujourd'hui, donnent un air infantile et ridicule à ces "grands intellectuels", et une teinte désuète aux mœurs politico-culturelles de ce temps.

Se dessinent par petites touches des portraits bienveillants et d’autres sans concession des maîtres de l’époque : Sollers, Pleynet, Denis Roche... accompagnés de maîtres anciens comme Gilbert Lely notamment ou de plus jeunes auteurs comme Christine Angot, Houellebecq.

On voit l’un éméché, l’autre passant l’aspirateur... ; on redécouvre les magouilles des prix littéraires, les frasques sexuelles des uns et des autres, les mille-et-une vicissitudes du narcissisme des auteurs et l’on se demande ce qu’il reste de tout ce chaos ridicule, à quoi rime toute cette énergie dépensée dans des polémiques dépassées et des controverses futiles : ce qu’il reste, bien sûr, ce sont les œuvres, et de ce côté-là,  les relectures nous réservent bien des aventures…

Heureusement, le livre offre, en guise de fil rouge, deux portraits tendres disséminés tout au long de l’ouvrage : celui de l’écrivain Pierre Guyotat, être rempli d’angoisses, mais aussi capable de loufoquerie ; celui de Catherine Millet, la femme de Jacques Henric, décrivant une belle et originale histoire d’amour. On a là les meilleures pages de ce journal, qui vient marquer la fin d’une époque : Sollers est mort, d’autres sont en fin de parcours, plus personne ne sait lire et tout le monde achète des SUV...

Il est donc temps de relire. 

 


 

samedi 20 septembre 2025

Naomi Fontaine ne flanche pas

Eka Ashate Ne flanche pas est le quatrième livre de Naomi Fontaine, après Kuessipan en 2011, Manikanetish en 2017, Shuni en 2019, les trois derniers publiés chez Mémoire d’Encrier.

Depuis son premier livre qu’on avait découvert en numérique grâce à François Bon, on suit avec attention le parcours de cette autrice innue écrivant en langue française depuis Uashat, près de Sept-Îles, développant une œuvre contenant un récit autobiographique, mais aussi l’épopée tragique de sa communauté.

Si on suit ce parcours, c’est parce qu’on aime ces livres écrits avec simplicité, dans lesquels, sans en rajouter, l’émotion finit toujours par emporter le lecteur. On note qu’avec ce quatrième récit, l’écriture de Naomi Fontaine, sans abandonner sa spontanéité, a gagné en profondeur, en gravité et précision.

Tout au long de ces 180 pages, Naomi Fontaine retrace des fragments de vie, entre la rivière Sainte-Marguerite et la rivière Moisie, dans de courtes nouvelles sans aucune faiblesse d’écriture tout au long du livre.

La place des femmes est la plus importante dans ces récits, des mères, tantes, grand-mères, jeunes filles qui ont résisté ou résistent encore pour ne pas sombrer et, sans le vouloir, donnent des leçons de vie aux plus endurcis. L’histoire de la manière dont le gouvernement a traité le peuple innu apparaît aussi dans ces nouvelles, comme dans les autres livres de Fontaine : on commence maintenant à connaître cette épopée atroce faite de répressions et de brimades, d’emprisonnements et d’enfermements dans des pensionnats ou des réserves, de destruction culturelle réalisée avec la complicité de l’Église catholique. Naomi Fontaine en rend compte à travers des histoires individuelles qui témoignent de la résistance et de l’insoumission de héros du quotidien qui ne cessent de se répéter : « Ne flanche pas ».

Elle nous conte donc l’histoire de ce chef de communauté qui débarque à Ottawa dans le bureau du ministre pour défendre l’avenir de sa collectivité, celle du dealer fou qui prend conscience du mal qu’il fait à sa ville, celle d’amours réalisés contre vents et marées ; elle décrit à plusieurs reprises les aventures quotidiennes de femmes élevant seules leurs enfants, raconte son expérience d’un séjour en forêt avec ses petits, ne cache pas sa propension au refuge dans la consommation de l’alcool, rend hommage au courage de sa mère…

Le parcours est varié, permet à l’autrice d’explorer en profondeur les différentes dimensions de son sujet, et emmène le lecteur dans les arcanes d’une culture et d’un pays qu’on a envie de mieux connaître. Avec ce quatrième livre, Naomi Fontaine consolide la construction d’une œuvre originale et captivante.

Naomi Fontaine – Eka Ashate Ne flanche pas – Mémoire d’Encrier 2025

 

Dans les "Notes de sonneur", on peut lire aussi les pages consacrées à Manikanetish et Shuni

 



 

 

 


dimanche 14 septembre 2025

Du côté du je-ne-sais-quoi et du presque-rien.

Daniel Bourrion 2025

"
Je ne sais par où commencer..." est le début de ce roman poétique aux résonances probablement autobiographiques : la phrase résonne avec la difficulté que l’on peut rencontrer à rendre compte de la lecture d’un tel livre : le mieux est donc de s’appuyer sur ce que l'auteur en dit.


L’auteur évoque des impressions informes, des souvenirs rendus accessibles par leur lien à l’espace, celui d’une route "d’où on voit le plus loin". Il indique que son texte témoigne d’une quête, une recherche dans un "fatras flou qui ne cesse d’augmenter à mesure qu’on avance..." Il s’agit ici d’effleurer.


C’est là qu’apparaît la phrase nodale : "Je tente ma chance malgré cette difficulté, puisque c’est seulement à ça que servent les mots, ceux qui les écrivent, parler des morts, les faire vivre, et tous les morts, particulièrement ceux dont personne ne parle plus, afin qu’au moins quelqu’un crée la trace qu’ils n’ont même pas tentée.", la phrase qui semble résumer la démarche du narrateur.


La mort et la trace, donc. Et leurs corollaires, la vie et l’écriture. Le sentier est celui du langage poétique.


On peut rappeler ici le mot seriné de René Char : "Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver."

Daniel Bourrion est le poète qui écrit pour laisser la trace de l’autre en faisant ce qu’il peut, en essayant, en procédant à ce qu’il nomme un défrichement, en s’efforçant de brasser ce brouet de l’absence, de l’ombre. Il ne se met pas à la place de l'autre, il tente avec ses mots d'en raviver le souvenir, de rendre présente l'absence.


Cette recherche de ce qui échappe, de ce qui reste dans les marges, esquisse – en creux – une critique sociale de ce qui fait système ou institution en imposant ses normes, mais le poète n’insiste pas, ça n’est pas le sujet : il sait que dans cette mécanique, "il y a du jeu".


Ce puzzle concernant un autre fuyant et inaccessible, assemble petit à petit quelques pièces du portrait de l’auteur-narrateur lui-même. C’est dans la quête de l’autre que l’écrivain décrit par petites touches quelques bribes de sa propre vie, lie les fragments d’une époque. Sans aller jusqu’à être un autre, il donne valeur de découverte au chemin plus qu’à la destination, à ce parcours mélancolique qui rend transitif le verbe marcher et trouble le lecteur.

 

Daniel Bourrion – Le pays dont tu as marché la terre – Éditions Héloïse d’Ormesson – Paris 2025 – 125 pages


Lire aussi et surtout : 

La recension de Claro : https://towardgrace.blogspot.com/2025/08/la-certitude-de-labsence-bourrion-au.html?m=1





 

 

jeudi 28 août 2025

Le monde est fou

 "...si tu fais jouer ton imagination, ou si tu escalades la montagne, tu verras bientôt que le monde entier est fou, qu’il est mélancolique et qu’il délire... "


Robert Burton (1577-1640), contemporain de Shakespeare, Montaigne, Descartes & Pascal, Brantôme & Cervantès, a publié "L'anatomie de la Mélancolie" en 1621, seize ans après le "Don Quichotte" de Cervantès et cinq ans après "Les Tragiques" d'Agrippa Aubigné.

Membre de l'Église et universitaire d'Oxford où il passera sa vie, il avance masqué à une époque où l'Inquisition est encore très active. Loin d’être isolé, il côtoie les intellectuels et savants de son temps et manie la médecine, la géographie, la géologie, les mathématiques et l’art de la digression. 

On peut se demander quel est l’intérêt de lire de nos jours un traité médical du XVIIe siècle : c’est que le livre de Burton est beaucoup plus que cela : débordant de références latines et grecques, de sentences morales, il expose la science de son temps (la médecine humorale) mais aussi les préjugés et idées reçues de l’époque. Non sans humour parfois, il défie les censures du moment pour exposer des modes de pensée qui nous sont devenus étrangers : il le fait d’une manière originale dans des modes d’écriture qui placent son texte dans le champ de la littérature et viennent déranger le lecteur moderne dans ses habitudes en nous rappelant que "l’inactivité de l’esprit est bien pire que celle du corps". Se posant en scientifique, Burton n’est pas exempt lui-même de méconnaissance, puisqu’il passera à côté d’une découverte majeure de son époque, celle de la circulation sanguine.

Le goût pour les chemins de traverse est ce qui fait l’un des intérêts de ce livre : on en découvre un exemple dès la préface avec l’exposition d’une utopie faisant référence à celle de Thomas More et l’affirmation répétée selon laquelle c’est le monde entier qui est fou, mélancolique et délirant, affirmation derrière laquelle Burton s’abrite en s’excusant de sa propre folie en indiquant que son livre est "un florilège de textes des autres, ce n’est pas moi, mais eux qui le disent".

"Ces digressions réjouissent et reposent le lecteur fatigué ; elles agissent comme une sauce sur un estomac malade, c’est pourquoi je m’en sers si volontiers."

Dans le domaine des maux de l’esprit, loin encore de se nommer psychiatrie, certaines observations de Burton montrent les limites de son temps, d’autres font preuve d’intuition, par exemple à propos des symptômes de ce que l’on appellera plus tard l’hystérie de conversion et le développement de l’idée des liens entre corps et psychisme qui existe depuis l’Antiquité. On a ainsi droit à des histoires plaisantes de patients qui guérissent ou tombent malades seulement avec les mots du docteur, quelques scènes qui auraient bien intéressé Freud.

À propos de l’alimentation, Burton parle de l’eau pure, ce qui l’amène à évoquer les aqueducs romains, et il va chercher chez Avicenne l’argument selon lequel il n’y a rien de pire que de consommer une grande diversité de mets ou en trop grande quantité, mais il se pose en scientifique expérimental quand il affirme que l’expérience est notre meilleur médecin et que le régime le plus adapté à l’un est souvent le plus souvent néfaste pour l’autre : cela peut paraître banal, mais témoigne d’une belle autonomie de la pensée. Il n’hésite donc pas à nous gratifier d’un chapitre sur la rétention et l’évacuation, digressant vers le thème des bains et nous amuse quand il prône la modération dans la pratique de ce qu’il nomme l’acte vénérien.

Quand Burton nous parle de l’air rectifié, on n’est pas chez Knock ou Diafoirus, mais dans une digression fabuleuse nous menant d’abord au pôle Nord et dans des considérations sur les variations de l’aiguille magnétique et dans d’autres problèmes géographiques lui faisant parcourir le monde entier et toute la culture de l’Antiquité au moyen-âge, de Horace à Cicéron, Sénèque et Lucain, à Érasme et Galilée, Tycho Brahé et Duns Scot, Kepler et bien d’autres encore...

Burton voudrait que nous soyons toujours en mouvement : cela lui permet de fustiger l’oisiveté de la noblesse et de promouvoir, avec modération, l’exercice du corps et de l’esprit : cela nous vaut de belles envolées à propos du sport, de la fauconnerie, de la musique associée au vin et à la joyeuse compagnie ("Elle chassera le diable en personne.") ; on est pas loin de la méthode Coué quand il nous est indiqué que les médecins prescrivent généralement la gaieté comme remède à la mélancolie...

Burton s’intéresse aux signes et aux symptômes, cela ne l’empêche pas d’être pris, parfois, par les préjugés de son époque : voilà  de quoi inciter le lecteur moderne à pourchasser sans relâche les lieux communs contemporains et les idées pré-digérées dont il pourrait être la victime, même si cette leçon n’est guère à la mode.

C’est une recherche sans fin, qui remplit les bibliothèques, une lutte contre le désespoir, cet "abrégé de l’enfer".

 

 

Robert Burton


Chronologie











mardi 26 août 2025

Adour contrarié

Marie Cosnay - Cordelia la guerre - Éditions de l’Ogre 2015 - ISBN 9791093606231


Dans ce livre, il y a plusieurs scènes qui se superposent ou s’entremêlent : celle du théâtre shakespearien (le Roi Lear), celle du crime et du polar, la scène politique et sociale, celle de l’imaginaire poétique, celle de la guerre et celle de la lecture...

Une multitude de personnages nous est présentée dans trois pages dédiées au début du livre, et cela est bienvenu, permet de ne pas trop se perdre dans ce texte labyrinthique qui semble vouloir priver le lecteur des repères narratifs habituels (les suspects habituels).

Ces personnages ont souvent des doubles, des alias qui naviguent entre les différentes rives du fleuve, ce qui fait parfois douter ou hésiter sur leur identité.

Mais une fois qu’on est calé, on joue le jeu volontiers, pour entrer dans des choix d’écriture et de narration originaux, des déplacements dans l’espace déconcertants, des mouvements temporels aux aléas inattendus, des hallucinations : dans ce récit éclaté et fourmillant jusqu’à la dilution, c’est à une dystopie de la lecture qu’on est convié, comme par analogie avec son contenu.

L’inspecteur Durruty aura bien du mal à s’y retrouver, dans une géographie qui pourrait ressembler aux environs de Bayonne, mais paraît plutôt se perdre dans les parages d’un Adour cubiste déconstruit, un espace multidimensionnel entre Nive et Bidassoa devenant de plus en plus dystopique : à moins qu’on ne soit dans un univers étrange proche de celui du cinéaste David Lynch auquel Marie Cosnay fait référence par ailleurs*.

L’autrice narratrice semble elle-même se demander ce qu’il est est du devenir de ses personnages, jusqu'à ce que l’un d’eux disparaisse ou se métamorphose (Cosnay est traductrice d’Ovide) après que l’on ait assisté à la multiplication des pains... Euh non, des livres.

Mais qu’on se rassure : une fois les règles du jeu acceptées, la lecture peut se dérouler dans cet univers poétique particulier que développe la prose de Marie Cosnay et il n’est pas obligatoire de relire Shakespeare pour s’y retrouver. (pas obligatoire, mais c’est un bon prétexte...)

Au fil de ses livres, Cosnay déploie une poétique politique : la guerre est celle du langage, dans laquelle se confrontent dominants et dominés, assassins et inspecteurs, clochards et municipaux, immigrants et administration préfectorale, hommes et femmes... La prise en compte par l’autrice des problèmes de la cité démocratique implique une réflexivité éthique de l’écriture : comment rendre compte des tragédies individuelles réelles, comment parler à la place des autres, quel équilibre entre l’action et la réflexion ?

En équilibre, Marie Cosnay apporte dans ce livre un original début de réponses à ces questions, et les réitère dans ses autres ouvrages, dans la fiction, le reportage ou le mélange des deux.





* "Hiboux, rubis et filles aux cheveux de feu", page 108, in : Marie Cosnay - Traverser les frontières, accueillir les récits. Éditions L’Ire des Marges 2022


"Toujours autre chose, toujours autre chose. Derrière un signe, un autre, c’est ça, s’il y avait une autre chose que je voudrais qu’on retienne. Derrière un visage, un autre, derrière une richesse une autre, un livre un autre, un personnage, un nom, un autre.

Marie Cosnay 

 


 
Marie Cosnay

 


lundi 25 août 2025

J'ai la flemme !...

"Macounaïma" (1928) de Mário de Andrade (1893-1945) : voici un roman aussi luxuriant que la forêt brésilienne et aussi dérangé qu’un conte dadaïste ou un écrit de Joyce, susceptible de plaire tant aux rabelaisiens qu’aux lecteurs de Claude Lévi-Strauss.

Le héros éponyme oscille entre rêve et réalité, manie et dépression, jungle forestière et urbaine, entre fornications diverses et tueries de ses ennemis fantastiques ; il ne cesse de maltraiter ses frères ou bien de les sauver de dangers divers ; il a tout le temps envie de boire et de manger et ne cesse de répéter "J’ai la flemme !..."

Il devient un héros de l’épopée culturelle brésilienne, grâce à la langue richement imagée de l’écrivain, soutenue par les connaissances ethnologiques et anthropologiques de l’auteur, rythmée par ses dons de musicien, du moins pour autant qu’on puisse en juger en traduction. 

Macounaïma, cousin de Pantagruel, est le passeur de la culture populaire brésilienne ; il est aussi inventeur de mots et collectionneur de jurons, ce qui nous vaut, comme chez Rabelais, quelques listes savoureuses et des explications fantastiques sur les origines d’expressions communes de la langue parlée contemporaine.

Alors que, quarante ans plus tard, Garcia Marquez contera somptueusement, dans "Cent ans de solitude", une Amérique du Sud hantée par une compulsion de répétition mortifère, Mário de Andrade choisit d’être du côté de la pulsion de vie, de l’Éros (Même si Thanatos n’est jamais bien loin) et entraîne ses lecteurs dans les palpitations forestières de la culture amazonienne : il se permet même de faire de Blaise Cendrars, furtivement, l’un des personnages de son roman et on n’a pas la flemme de le lire.

Bref, pendant que De Andrade écrivait son Macounaïma en 1927, Heidegger publiait "Être et Temps" en Europe, Proust était mort depuis quatre ans, et ça n’a vraiment, mais vraiment aucun rapport. Il serait plus judicieux de noter que l’auteur accueillait Lautréamont et Rabelais dans sa bibliothèque.

L’édition critique de ce texte accueille la traduction révisée de Jacques Thiériot dans la collection Stock/Unesco/ALLCA XX (1996), et divers textes d’accompagnement, dont un glossaire, une chronologie et une bibliographie. Ces différents écrits donnent des informations sur les étapes de la création du livre, les sources utilisées ainsi que sur la structure du roman et les implications politiques de ce texte.

 


 


mardi 29 juillet 2025

Cénaclières

"Notre lectorat entre donc dans Cénaclières comme les promeneurs imprudents des forêts celtes la nuit. Il vient surprendre la ronde que nous édifions toutes ensemble et il ne peut plus rien faire que de danser aussi."

Ce livre  mais est-ce bien un livre ?  oui, il y a du texte et des images dedans – est garanti sans conservateurs par son éditeur, qui indique "qu’aucune intelligence artificielle n’a été maltraitée durant la réalisation de cet ouvrage", une formulation ambiguë qui semble exclure le recours à l’I.A. pour la réalisation du volume.

Chez Abrüpt éditeur en 2025 donc : l’ouvrage est écrit – mais doit-on le croire – par un mystérieux collectif féminin créé au début du XXVème siècle dans un style, pour la préface, qui rappelle par moments certains textes de la revue Internationale Situationniste, en beaucoup plus poétique et moins austère, une manière porteuse d’un humour discret.

Cette poésie politique de science-fiction semble, dans la manière de déformer le mot cénacle, s’affirmer dans une référence discrète à Monique Wittig (Les guérillères) et on n’est pas étonné de la trouver rapidement, page 21 et plus loin. Par moments, le fantôme de Valérie Solanas semble apparaître furtivement.

C’est bien d’une guerre dont il s’agit, celle qui se déroule pendant plusieurs siècles, opposant divers collectifs féminins (Nor Do, les Poétesses Tokyoïtes de New York, les Skyblogueuses Hackeuses du Septième Réseau Mondial...) à la dictature mondiale des masculinistes de l’Odonomos. 

Un collectif féministe du futur, qui survient là où on ne l’attend pas, nous propose une anthologie de textes illustrés, notamment par des doubles pages de montages graphiques et photographiques dans lesquels ont reconnaît facilement Victor Hugo, et pas du tout d'autres personnes...

Ces textes imaginaires et ces fines illustrations se caractérisent par une délicieuse et faussement désuète délicatesse, mais n’en sont pas moins modernes et combatifs. Aux cénacles littéraires du XIXème siècle, exclusivement composés d’hommes, s’oppose l’image de la ruche telle qu’on la découvre sur la couverture du livre : on pense un instant aux abeilles de Sylvia Plath, mais il s’agit plutôt d’un réseau de "jeunes chercheuses désargentées... de jeunes lectrices avides de textes écrits par d’autres femmes", de "mathématiciennes opiniâtres des siècles effacés et des mots disparus" qui placent leurs interventions sous le signe du chuchotement. 

Le livre rend compte d’une dystopie, on suppose qu’une machine à faire voyager les textes dans le temps a été inventée pour nous transmettre cet ensemble étonnant, fait de poèmes, d’autobiographie, de recensions, de comptes-rendus techniques ou historiques, de correspondances, d’un éloge funèbre poignant, etc... illustrés somptueusement en noir et blanc. 

C’est le langage poétique qui est ici prioritairement mis en œuvre dans différentes situations, dans "des formes hybrides, aléatoires et monstrueuses" nous dit-on, mais dont l’ensemble, sous la forme du réseau, ne manque pas de cohérence.

Ce livre est étonnant et, quelle que soit l’entité qui l’a rédigé (on comprend que Marie-Anaïs Guégan et Romain Lossec ne sont pas étrangers à l'affaire), l'ensemble compose une belle réussite poétique et politique, féministe et écologique, imaginative et originale.

 

Cénaclières

 




 


lundi 28 juillet 2025

Marylin

"Arbres tristes et doux – je vous souhaite – le repos mais vous devez rester sur vos gardes."

Marylin Monroe – Fragment 1955


À l'occasion de la lecture de "Musée Marylin" de Anne Savelli, je ressors de la bibliothèque "Marylin Monroe – Fragments – Poèmes, écrits intimes, lettres" paru au Seuil en 2010 dans la traduction de Typhaine Samoyault. Je devrais aussi ressortir "Blonde" de Joyce Carol Oates : son roman puissant est une autre manière subtile d’explorer le mystère Norma Jeane Baker. Serait-il judicieux de saisir aussi le volume des "Mythologies" de Roland Barthes ?


La façade pour tous qui nous est souvent présentée, souriante, la plupart du temps sublime et parfois un peu vulgaire, n’a pas réussi à masquer totalement l'être plus complexe qu’il n’y paraît, cet "être humain chaleureux, impulsif, timide et solitaire, sensible et craignant d’être repoussé, et pourtant toujours affamé de vie et de satisfaction." (Lee Strasberg). Cette quête de l’être derrière le mythe anime les livres les plus intéressants sur Marylin, dont celui de Anne Savelli.


Alors, quoi de plus trompeur que les photographies : pourtant, Anne Savelli nous propose un voyage muséal érudit dans le monde des images afin d'aller voir derrière le miroir. Elle nous propose d'entrer dans un musée en compagnie d'un guide, mais en vérité, c'est une invitation à rentrer dans une expérience d'écriture : c'est bien par l'écriture que se fait l'approche de Marylin, ce sont le style et la poésie, les choix narratifs de l'autrice qui tentent de lever le voile en commentant des photographies absentes du livre (un tour de force, écrit Sabine Huynh) pour nous offrir un texte subtil en forme d’approche littéraire et poétique de Marylin Monroe.


On entre donc dans ce musée presque comme Dante accompagné de Virgile à l’entrée de l’Enfer, ("...passé le seuil, vous ne pourrez plus faire demi-tour" nous dit le guide) mais c'est d’un trottoir sans abri du soleil qu’on est parti, pas d’une forêt obscure, et l’éblouissement suivra. 


Mary Jeane Baker, Marylin, tu es regardée sans être vue, on ne devine que la lumière que tu captes, tu deviens cette lumière et tu aveugles les photographes.


Les relations avec les photographes et le public sont ainsi décryptées, de manière plus générale celles avec les hommes, mais aussi la place du mythe dans l'économie hollywoodienne et la société américaine de l'époque. On approche aussi l'intimité de Marylin et s'esquisse ainsi - avec empathie - une psychologie de l'artiste ainsi qu'une analyse de son rapport à son propre corps ; le parcours est chronologique, commencé dans une usine en 1944 pour se terminer dans un palace.


"S’exposer, on le sait, possède deux acceptions : c’est se montrer aux autres, mais aussi se mettre en danger." Sexe posé.


Anne Savelli s’engage dans ce livre, met en jeu son écriture : on ne lit pas une biographie ou un catalogue, mais un parcours d’autrice mettant en œuvre ses talents d’écrivain pour esquisser un portrait allant au-delà des apparences, creusant les mots pour creuser l’être, travaillant la syntaxe et la narration pour écrire la grammaire Marylin.

C'est tellement bien réussi qu’on est en droit de se demander à quoi pourrait ressembler une autre expérience similaire d’écriture de Anne Savelli, à propos de Sylvia Plath par exemple...


Anne Savelli – Musée Marylin – Éditions Inculte 2010


Musée Marylin - Anne Savelli

Marylin Monroe - Fragments