lundi 17 février 2025

Lumière Quignard

En enterrant son chat mort, une femme découvre un trésor et se met à voyager.
L'écriture de Quignard, au début de ce roman, déploie avec grâce une proximité avec la nature - jusqu'à la fable de l'oubli et du dialogue avec les plantes - en alternant deux narrations qui se complètent, celle de l'héroïne et celle de l'écrivain.

Dans ce texte, la présence de Virgile ne signale pas l'entrée dans l'enfer, elle est plutôt associée à la présence de l'eau, à la vie. La rencontre initiale des deux personnages principaux est liée à deux vers de Rilke sur une tombe, c'est-à-dire à la mort. La description de la baie de Naples laisse entendre la voix des auteurs latins.

Quignard, avec son élégance habituelle, parsème par moments et avec légèreté sa narration de références à la culture classique et de senteurs du paysage, pour nous parler du temps qui passe, de souvenir et de la solitude, sans oublier de rythmer son récit par des surprises narratives.

Lorsque l'amour apparaît, un troisième narrateur laisse s'épanouir le style sensuel et délicat de l'écriture de Quignard, et vient en complexifier les ressorts psychologiques.

"Il est possible que l'amour soit une tendresse pour la solitude de l'autre."
"Elle l'aimait comme la mer.
Lui aussi il l'aimait mais il ne l'aimait que comme le rivage aime la mer.
"

Quignard, comme tous les auteurs qui parlent d'amour, se tient au début sur le fil de la romance de gare. Mais tout de suite, la sensualité et la poésie cultivée de son style transfigurent l'expérience de lecture en un vécu poétique unique et reconnaissable de livre en livre, pour évoquer une solitude qui est aussi bien celle de l'écrivain que du lecteur, dans un langage qui est une mise en scène de la littérature elle-même.

Les souvenirs, la mort et le deuil viennent donner de l'épaisseur au propos qui reste illuminé, plein de clarté. C'est une littérature dans laquelle sont entremêlés les corps et la débâcle, l'eau et les passions, les tempêtes et la sérénité de la contemplation, une lumière à la fois grecque et latine et le courage des mésanges.

Les fréquents passages dans la région d'origine de l'auteur (Verneuil-sur-Avre) posent la question de la part autobiographique des interrogations de ce roman, portant sur la mort et le bonheur, redoublées de questionnements sur le langage : "Tous les mots qu'on emploie remontent de l'enfance et relaient la langue que parlaient les morts qui précèdent la naissance. Dans ce cas quelle fin poursuivent les phrases ? Quelle fin poursuivent les phrases dans les poèmes ? Quelle fin poursuivent les phrases dans les livres ?"

Dans ce livre émouvant, ce sont les chats qui permettent de trouver une définition du bonheur : "l'immédiat dans la présence", que l'auteur réalise par l'écriture. Quignard nous parle de la solitude et de la mort, mais aussi du bonheur et c'est un poème ensoleillé, rédigé sous le regard bienveillant de Rilke et peut-être aussi celui de Bachelard. 

 

 Pascal Quignard - Trésor caché 2025


 

On peut entendre Pascal Quignard lire des extraits de son roman, avec en prime l'audition d'un magnifique Consummatum Est

sur une vidéo de la Maison de la Poésie : 



lundi 27 janvier 2025

Reconnaître le fascisme

Relire "Reconnaître le fascisme" de Umberto Eco et sa liste célèbre de quatorze caractéristiques permettant de l'identifier.
 

Et cocher les cases...

Ce livre bref n'est pas qu'une simple énumération synthétique des caractéristiques de ce que Eco nomme l'Ur-fascisme, mais s'appuie d'abord de manière émouvante sur ses vécus personnels durant son enfance et sa jeunesse, qu'il évoque brièvement et pudiquement, avant de mettre en avant sa science de l'analyse.

 

Les quatorze caractéristiques pour reconnaître le fascisme primitif et éternel, selon Umberto Eco (résumé) :



1. Le culte de la tradition, dans lequel il ne peut pas y avoir d'avancée du savoir, la vérité ayant déjà été énoncée une fois pour toutes.

2. Le refus du modernisme, lié à l'idéologie du sang et de la terre et le rejet des idées des Lumières.

3. Le culte de l'action pour l'action, impliquant la mise à l'écart de la pensée, la méfiance envers la culture et le monde intellectuel.

4. Le refus de l'esprit critique, croyant que le désaccord est trahison.

5. La culture de la peur de la différence, impliquant le racisme et le rejet de l'autre différent.

6. L'appel aux classes moyennes frustrées.

7. L'obsession du complot en lien avec le nationalisme et l'appel à la xénophobie et à l'antisémitisme.

8. Rhétorique de l'ennemi fort et faible. Les disciples doivent se sentir humiliés par la richesse ostentatoire et la force de l'ennemi, qui doit néanmoins pouvoir être vaincu.

9. Le pacifisme est mauvais car la vie est une guerre permanente. La bataille finale amène le contrôle du monde.

10. L'élitisme populaire. Tout citoyen appartient au peuple le meilleur du monde. Le leader est dominateur face à la faiblesse des masses.

11. Culte de l'héroïsme et de la mort. Où chacun est éduqué pour devenir un héros.

12. Transfert de la volonté de puissance sur les questions sexuelles. Impliquant le machisme et l'intolérance envers les mœurs sexuelles non conformistes.

13. Le populisme qualitatif. Le peuple n'est plus qu'une fiction théâtrale, cela amenant à l'anti-parlementarisme.

14. Le fascisme parle la "novlangue", impliquant un lexique pauvre et une syntaxe élémentaire, les formes de novlangue pouvant prendre l'aspect innocent d'un populaire talk-shaw.


Un bel outil de réflexion et d'analyse.

Umberto Eco - Le Fascisme

 

samedi 18 janvier 2025

Lance-flammes

Dame de poésie, tu ne trouves pas le sommeil et tu veux mettre des bouts de poèmes dans une boîte comme dans un cercueil : l'oiseau qui est dans ton cœur, veux-tu le laisser s'échapper ?

Tu associes la neige et la mort comme dans un test projectif ; tu peins les étoiles en noir pour mieux dénoncer la violence masculine ou la violence d'état et tu morcelles les corps dans ton langage de corde tendue, pour demander à ton double si elle est folle.

Tu montes le son de mon appareil auditif pour y faire entrer la sirène - es-tu la sirène ?

Tu as treize ans pour l'éternité car tu es l'élue, élue reine des neiges responsable du mal qu'on t'a fait. Dans ta poésie au lance-flammes, tu te souviens des seins de ta mère et des souliers rouges tremblement de terre ; tu ne peux accepter le silence blanc et tu lances des mots boomerang ; tu creuses les mots à défaut du ciel, ton corps comme mort t'autorise à proclamer la fin des pères ton langage est vivant, tu ne crois plus au père Noël, tu ne crois plus au père.

Pourtant tu parles aux anges mais c'est pour mieux évoquer les sécrétions de ton corps ; tu écris depuis l'un des cercles de l'Enfer de Dante, sans doute dans le premier avec Penthésilée et tu cherches les dieux et les trouves dans les abysses communs.

Tu te demandes qui tu es et cela fait fondre ton corps et tu voudrais néanmoins apprendre à cuire une patate au four.

Tu as froid et tu as, comme Virginia, la tentation de l'eau ; le mot oxygène revient souvent dans ton texte mais tu t'enfermeras dans ton garage pour rejoindre Sylvia ; tu penses que ta cuisine manque d'air, je me demande si je peux être un lecteur à la hauteur de ta poésie.

Tu écris des psaumes et tu pries pour que tes vêtements ne rétrécissent pas, tu cites Thoreau et Kierkegaard ; qu'est-ce qui se brise en te lisant ?


"et l'homme est en train de dévorer la planète
comme une barre chocolatée
et l'on ne peut laisser aucun d'entre eux seul avec l'océan
car on sait bien qu'ils l'avaleront d'un seul coup.
"


Tu te nommes Anne Sexton et tu écris une poésie première, jamais vue auparavant ; Sylvia Plath était ton amie. Le nom de ta traductrice en français est Sabine Huynh, elle aussi écrit de la poésie. Tes livres sont magnifiquement édités en France par des femmes.



Anne Sexton - Folie, fureur et ferveur - Œuvres poétiques (1972-1975) - Traduction Sabine Huynh - Éditions des femmes 2025


Voir aussi :


Anne Sexton – Tu vis ou tu meurs – Œuvres poétiques (1960-1969) - Traduction Sabine Huynh - Éditions des femmes 2022


Anne Sexton – Transformations - Traduction Sabine Huynh - Éditions des femmes 2023

Anne Sexton 2025

 

mercredi 15 janvier 2025

Le présent de la mémoire

L'idée première peut paraître contre-intuitive pour le psychologue : affirmer que la mémoire dépend de l'entourage social, poser les bases d'une théorie sociologique de la mémoire en montrant que celle-ci se déploie dans des cadres sociaux et même qu'il existerait une mémoire collective.

Évoquer les rêves sert à mettre en évidence les reconstructions à partir du présent dont ils font l'objet, qu'on ne peut rappeler un souvenir complet dans le rêve et que les cadres de la pensée la veille et du rêve sont différents.

En reprenant l'analyse du célèbre rêve de "l'injection à Irma" décortiqué par Freud au début de "La science des rêves (Die Traumdeutung- 1900)", Halbwachs montre que même dans le sommeil, une partie des croyances et des conventions des groupes sont à l'œuvre, et que la pensée et la réflexion ont une place plus importante dans les rêves que ce qu'en disent les psychologues (le livre date de 1925, depuis, les théories psychologiques de la mémoire se sont complexifiées).

Autrement dit, même si les cadres de la veille et du rêve sont différents, il est possible de montrer que les cadres de la pensée sociale (notamment l'espace et le temps, le langage, le sentiment de l'identité...) imprègnent et structurent les rêves. Même l'étude de l'aphasie mène à la conclusion qu' "il n'y a pas de mémoire possible en dehors des cadres dont les hommes vivant en société se se servent pour fixer et retrouver leurs souvenirs."

Halbwachs aborde le thème de la reconstruction du passé avec l'exemple de la relecture à l'âge adulte d'un livre d'enfance, creusant ainsi le thème de l'identité malgré les modifications des cadres de la remémoration selon les âges.

Évidemment, en le lisant, on ne peut s'empêcher d'avoir à l'esprit comment Paul Ricoeur développera ces thèmes beaucoup plus tard, notamment dans "Temps et récit" (1983-85) et "Soi-même comme un autre" (1990).

En attendant, tout en faisant une relecture critique de Bergson, Halbwachs montre que la reconstitution du passé sera d'autant mieux approchée si l'on dispose d'un grand nombre de témoignages écrits ou oraux : c'est dans ce livre qu’apparaît pour la première fois le concept de mémoire collective qui imprégnera par la suite les réflexions sur ce sujet, à partir de la thèse que toute mémoire "est une reconstruction rationnelle du passé à partir des éléments et des mécanismes actuellement présents dans la conscience du groupe." ( p. 317, postface de G. Namer).

"Par cadre de la mémoire nous entendons, non pas seulement l'ensemble des notions qu'à chaque moment nous pouvons apercevoir, parce qu'elles se trouvent plus ou moins dans le champ de notre conscience, mais toutes celles où l'on parvient en partant de celles-ci, par une opération de l'esprit analogue au simple raisonnement." p.129

La première partie de l'ouvrage est très psychologique, la seconde fait plus appel à l'histoire et à l'anthropologie quand Halbwachs analyse la mémoire collective de la famille, de la religion et des classes sociales. Par exemple à propos de la religion, l'auteur étudie comment celle-ci a pu maintenir sa mémoire collective en présence de traditions aussi différentes que celles des théologiens et des mystiques, et montre que la mémoire religieuse obéit aux mêmes lois que toute mémoire collective : elle ne conserve pas le passé mais le reconstruit à partir du présent.

Voilà : si vous pensez qu'après les répétitions mortifères du XXème et du début du XXIÈME, la phrase "Plus jamais ça" n'a plus beaucoup de sens, vous pourrez retrouver dans la lecture austère de Halbwachs les bases de la réflexion sur le travail de mémoire et son intérêt. De quoi continuer encore un peu le combat, même s'il apparaît désespéré...


Maurice Halbwachs (1877-1945) - Les cadres sociaux de la mémoire 1926 - Albin Michel 1994
ISBN 9782226074904



Halbwachs 1925

jeudi 9 janvier 2025

La vraie vie

Le narrateur, après la tempête de 1999, montre un symptôme ressemblant à l'hallucination négative : il voit les choses en transparence. Il indique aussitôt qu'il n'en est pas de même pour les pensées et les émotions.

Cette opacité est celle de son incapacité à éprouver et exprimer des émotions après le décès de sa mère survenu quelques semaines plus tôt, mais les souvenirs réapparaissent.

Le rappel est le récit d'un vécu d'injustice alors qu'il était enfant, qui laisse se déployer une prose poétique dans laquelle l'apparition de l'humour vient atténuer les désillusions. Un habile saut de suspense entrecoupé par de brèves considérations sur la meilleure façon de se suicider amène à la défenestration du philosophe Gilles Deleuze qui a plus affecté le narrateur que la mort de ses propres parents.

La chute qui se déploie à l'infini telle "la distance parcourue par la flèche de Zénon" mène dans un jardin, ou bien en compagnie de Mrs Dalloway chez Virginia Woolf, ou bien chez Hitchcock dans Vertigo, à moins qu'on ne se réfugie dans "Quelque-chose noir" de Jacques Roubaud.

La prose élégante et pudique de Claro tient à distance l'émotion toujours présente en arrière plan, atténuée par le recours à l'humour et à la culture ainsi que par le style poétique : il s'agit pourtant de failles béantes concernant le deuil et le sentiment d'abandon mais la littérature semble être là pour les colmater, du moins en partie.

Le temps sert aussi la mise à distance : Claro revient, vingt-cinq ans après les faits, à la veine biographique de son œuvre qu'il avait si bien explorée dans "La maison indigène". Il invente l'hallucination négative à rebours, imaginant dans une chute inversée que ses géniteurs sont le fruit de ses pensées et citant Laura Vasquez à-propos des choses transparentes.

Le choc du retour à la réalité le ramène à l'écriture : Claro nous parle de sa machine à écrire, disserte sur le langage à propos de l'essence du chien, évoque ses difficultés à écrire après la tempête et croit se trouver une filiation artistique chez un poète hongrois inconnu. Il invite Dylan Thomas, Rimbaud et Charles Baudelaire pour évoquer son père et l'alcoolisme, et l'écriture semble mimer les errances et hésitations de l'ivresse et quand la confusion règne, c'est à Victor Hugo qu'il fait appel.

L'enquête de Claro finit par le ramener à un livre de son enfance. À sa façon, il ne cesse de s'interroger sur ce qu'est sa vie d'écrivain et peut-être de penser comme Proust que "la vraie vie, la vie enfin éclaircie..."


Christophe Claro - Des milliers de ronds dans l'eau - Actes Sud 2025

 

Claro 2025

 




L'exercice de l'échec

"L'échec est une cage dans un oiseau".

Ce livre s'offre d'abord comme un paradoxe puisqu'il y est question de réussir à échouer.

Avec un humour réservé convoquant de nombreuses références littéraires discrètes voire masquées, Claro interroge en poète et traducteur le langage poétique et littéraire en commençant avec le verbe faillir.

En conteur réjouissant, il joue aux échecs avec son lecteur, dans une ballade plaisante mais pas superficielle puisqu'elle nous fait réfléchir sur la langue, sur l'écriture, la traduction et la lecture en prenant des exemples dans sa pratique d'écrivain et celle d'autres auteurs : Baudelaire, Flaubert, Shakespeare, Malcolm Lowry et bien d'autres, sans oublier Perec qui semble innerver tout le livre...

Le jeu peut prendre un tour désopilant quand l'auteur réécrit - en y insérant le mot "échec" - les incipits célèbres de grands romans (on le note pour les lecteurs pressés, dans l'ordre d'apparition : Proust, Céline, Paul Nizan, Rousseau, Diderot, de Gaulle, Nabokov, Hemingway, Camus, Molière, Queneau, Rousseau encore, Austen, Giono, Woolf, la Bible). Seulement deux femmes dans le lot, Claro encore un effort...

Mais autour de ce passage jubilatoire, l'ensemble garde un esprit de sérieux construisant une belle réflexion sur l'art d'écrire (avec Kafka, Benjamin, Pessoa, Cocteau...), de traduire et sur le métier d'écrivain, même si l'auteur nous convie à d'autres jeux subtils et malicieux comme réécrire les " Notes de chevet" de la délicieuse Sei Shōnagon ou décrypter les structures élémentaires de l'échec ou encore nous livrer les fragments d'une nouvelle cruelle ou encore écrire "une ritournelle de l'opaque".

Et l'on se reconnaît bien dans cet étonnant chapitre sur la lecture dans lequel Claro nous démontre, en convoquant Proust et quelques autres, qu'il ne sait pas lire ! Mais cela ne résiste pas à l'humour : "Persévérer dans un livre qui résiste, c'est aussi faire l'expérience d'une traversée crépusculaire, quand le sens semble déjà disparaître derrière l'horizon des mots, et que ces derniers prennent sur eux de restituer toutes les couleurs du couchant (cette métaphore poétique vous est offerte par la société Claro Ltd.)"

Claro réussit donc à échouer et même à laisser apparaître l'émotion à la fin de son livre. Le lecteur comblé, à la fin de cette lecture, ne se sent plus coupable, comme d'habitude, d'échouer à écrire une recension digne de ce nom.


Christophe Claro - L'échec. Comment échouer mieux - Éditions Autrement 2024

 

Claro 2024






mercredi 8 janvier 2025

Joseph et ses frères vol.4 - 1943

Dans ce quatrième et dernier livre de sa quadrilogie, avec lequel on clôt une expérience de lecture marquante, Thomas Mann ne se refuse rien avec un premier chapitre intitulé "Prélude dans les sphères célestes" qui semble esquisser une psychologie de Dieu à travers le personnage de Semael, celui qui n'avait pas encore chuté pour devenir Satan.

Joseph se dirige à nouveau vers une fosse après avoir eu affaire à la femme de Putiphar. Nouveau renversement : après son ascension qui lui avait fait remonter le fleuve vers le sud et côtoyer les hautes sphères du pouvoir, le voici redescendant vers le nord, vers la forteresse prison de Zawi-Râ dans le delta du Nil. Dans ce livre et les autres volumes, les déplacements géographiques entre nord et sud accompagnent en parallèle les ascensions et chutes sociales, ceux entre est et ouest les bouleversements de l'histoire.

Joseph va se sauver en interprétant les rêves et en se montrant encore maître du langage, ce qui nous entraîne à une apparente digression dans la lecture avec le souvenir de la passion égyptienne de Freud, l'autre grand herméneute des songes dont le père se nommait lui aussi Jacob ; Freud qui lisait la bible illustrée des frères Philippson dans son enfance, une édition bilingue hébreu-allemand ; qui donna une place importante à son oncle Josef dans son Interprétation des rêves (Die Traumdeutung - 1900) ; qui ouvrira à Vienne son cabinet privé le jour de Pâques (la commémoration de la sortie d’Égypte) et reviendra à la figure de Joseph dans "Moïse et le monothéisme". Mann appréciait l’œuvre du viennois.
(On a ressorti de la bibliothèque le très beau "Freud" fauve et égyptien de Roger Dadoun paru chez Belfond en 1982, ainsi que l'article consacré à Amenhotep IV par Karl Abraham en 1912 - Œuvres complètes /1 pages 232 à 256).

"Autrement dit, le monde n'était pas simplement en soi et pour soi, mais aussi son monde à lui et donc susceptible d'être modelé de manière à se le rendre propice et accueillant."
Même enchaîné, Joseph montre une confiance enfantine proche de l'inconscience laissant présager les difficultés et rencontre un geôlier qui lui dit : "... il existe deux sortes de poésie ; l'une jaillie de la naïveté populaire, l'autre de la quintessence scripturaire. Celle-ci est sans contredit supérieure mais j'estime qu'elle ne saurait s'épanouir si elle n'entretient des rapports amicaux avec l'autre", un geôlier qui est le premier à évoquer les rêves. On va pouvoir s'entendre...

Le thème du changement de nom (Joseph - Ousarsiph) revient à travers l'histoire des complots contre Râ et Pharaon : il est lié à celui du pouvoir,, de l’identité, à l'inégalité entre les biens et mal nommés ; la puissance en cachant son nom ou ses noms cryptiques ; la déchéance de se voir privé de son nom et d'être surnommé. Joseph va commencer l'interprétation des rêves sous son nom Ousarsiph ; Freud devra renoncer à se faire un nom dans la médecine viennoise de son temps et renoncer à un avenir tout tracé pour inventer la psychanalyse ; Joseph changera encore de nom pour devenir le nourricier.
"Tu es donc d'avis qu'on ne doit pas toujours porter le même nom, mais l'adapter aux circonstances, selon ce qu'il advient à chacun de nous et les sentiments qu'il éprouve ?" p. 151
Joseph a adapté son nom au gré des circonstances comme l'on fait les syriens sous la dictature des Assad...

L'action de différer, l'atermoiement, l'attente continuent de caractériser la narration, et c'est Pharaon qui raconte d'abord des histoires avant d'écouter les interprétations de Joseph. La loi du langage est ici de surseoir au passage à l'acte, attente qui permet le déploiement de la pensée, la poésie, l'accueil de l'autre. La quintessence scripturaire à laquelle Thomas Mann fait allusion aurait-elle quelques liens avec cette temporisation nommée "différance" derridienne ? À moins que la puissance du texte de Mann n'implique l'errance interprétative du lecteur, qui sera excusé au rappel de ce que l'interprétation est l'un des thèmes principaux de cette œuvre. Mais Thomas Mann insiste et nous dit, à propos de ses personnages : "...nous avons un avantage sur eux : la faculté de contracter ou d'allonger à notre guise le temps." p.319. Il ne s'en prive pas.

L'exact milieu du roman - un indice de l'art de l'architecture romanesque de Thomas Mann - est le lieu d'un nouveau renversement : retour vers L'Est chez Jacob du côté d'Hébron, pour nous conter l'histoire étonnante de Thamar, une femme forte cherchant à s'inscrire à tout prix dans une filiation, et démarrer ainsi la dernière partie de la quadrilogie, celle qui mènera à la réconciliation et au pardon lors de la venue des frères en Égypte.

La phrase "Et ainsi fini la belle histoire, l'invention de Dieu, Joseph et ses frères" qui termine la quadrilogie semble répondre, dans sa forme, au "Il est dit que..." qui commence le premier volume, et paraît encadrer toute l'histoire dans la structure du conte : mais c'est bien la quintessence scripturaire du roman qui est mise en œuvre dans ce quatuor moins connu que "Les Buddenbrook", "La mort à Venise", "La Montagne magique" ou "Le Docteur Faustus" mais qui est pourtant à nos yeux une œuvre majeure du maître de Lübeck.


Thomas Mann - Joseph et ses frères vol. 4 - Joseph le nourricier - L'Imaginaire Gallimard N°70 - Traduction Louise Servicen (1886-1975)

Joseph et ses frères vol.4



Franz Anton Maulbertsch, Public domain, via Wikimedia Commons

vendredi 27 décembre 2024

Joseph et ses frères vol. 3 - 1936

Des cercles de l'univers dont chaque humain est le centre : le désert hébergerait-il une théorie de solipsistes ?

Dans ce troisième volume de la quadrilogie de Thomas Mann, Joseph renaît : sorti du puits, de l'enfer de l'adolescence, le voici esclave devenant maître, maître du verbe, de l'écriture et des connaissances qui balisent toujours l'accès au pouvoir dans ce qu'il croit être le royaume des morts.

De Hébron vers Ashkelon, puis le long de la côte en traversant Gaza puis le nord du désert du Sinaï, Joseph et les Ismaélites voyagent vers l'Égypte : les difficultés du voyage et à la frontière résonnent terriblement et de manière moderne avec celles que rencontrent les migrants du XXIème siècle, ainsi qu'avec les conflits que connaît la région actuellement. Le discours du gardien de la forteresse de Tsell pourrait se retrouver de manière identique dans la bouche de l'un de nos douaniers d'aujourd'hui.

Joseph fait d'abord face à la figure du Sphinx (celui qui dissimule le sens) avant de se diriger vers le sud, c'est-à-dire à une énigme qui n'est que silence : Thomas Mann déploie la puissance du verbe en son absence même, et fait de sa quadrilogie une énigme, une étrangeté dans son œuvre, une statue dans le désert ; il y a les bavardages de la foule et des soldats, les questionnements incessants de Joseph, le verbe des échanges commerciaux, mais aussi celui des mythes et de la religion, celui du pouvoir et de Dieu, et le texte de Mann, qui nous entraîne dans des aventures dont l'ampleur des décors fait parfois penser aux péplums hollywoodiens des années cinquante, peuplés de colonnades papyriformes et lotiformes.

Renversement : on remonte vers le sud, à la voile sur le Nil, vers Louxor. Parti du fond d'un puits, Joseph-Ousarsiph monte, et démontre son pouvoir, celui du langage, en changeant de nom et en faisant preuve des mêmes dons que Shéhérazade. Il séduit ceux que les nains nomment les démesurés, autrement dit les hommes, et il faudrait aller voir du côté du texte original si cette nomination a un rapport avec l'hubris grecque.

Mais c'est à la patience qu'il lui faudra d'abord se confronter alors qu'il est et restera l'étranger. Comme en miroir, Thomas Mann semble mettre à l'épreuve la patience du lecteur : en étirant le temps, on l'a dit, mais aussi en mettant en œuvre une narration subtilement éclatée. Il faut ainsi attendre le milieu du roman (p. 268) pour lire la description d'un personnage important présent depuis le début, et une requête formulée en une phrase s'étire - à la mesure de son importance dans la narration - sur tout un chapitre, confirmant que le suspens(e) est pur langage. La réalisation du désir est sans cesse différée et ce sont les mots qui permettent cette maîtrise du temps : cela nous vaut des pages d'une beauté sidérante quand Putiphar déclare son amour et exprime son désir à Joseph, alors même que les mots lui manquent.

En creux, Thomas Mann (qui publie ce troisième volume en 1936) met en évidence que c'est quand le langage perd ses pouvoirs de séparation, quand il n'est plus porteur de la loi et que ses vertus performatives prennent le dessus que la tyrannie et la barbarie peuvent advenir. Il nous fait expérimenter l'attente et la lenteur propices à l'avènement de la raison poétique et de la rêverie.



"Qu'on ne nous croie pourtant pas insensible au blâme - exprimé ou tacite et sans doute tu par courtoisie - qui s'adresse à notre exposé, à notre mise au point de l' "histoire". Nos objecteurs arguent que la forme concise sous laquelle elle figure dans le texte d'origine ne saurait être surpassée, et que notre entreprise entière, qui par ailleurs n'a déjà que trop duré, est peine perdue. Mais depuis quand un commentateur fait-il concurrence à son texte? Et l'explication du "Comment" ne comporte-t-elle pas une dignité et une importance vitales aussi grandes que la tradition affirmant le "Quoi ?" La vie ne s'accomplit-elle pas tout d'abord dans le "Comment ?"." p.285


Thomas Mann - Joseph et ses frères vol. 3 - Joseph en Égypte - L'Imaginaire Gallimard N°69 - Traduction Louise Servicen

Joseph et ses frères voL. 3

Louxor

jeudi 26 décembre 2024

L'affaire Balssa 1818

L'"Affaire Balsa" est un texte datant de 1934 de Henri de Lestang (1872-1958) que nous fait connaître le travail qu'effectue actuellement (fin 2024 - début 2025) François Bon à propos de Balzac sur son site https://www.tierslivre.net/ , un texte que l'on peut lire en édition numérique.

Ce document, sous-titré "Louis Balssa, oncle d'Honoré de Balzac, fut-il un assassin" nous plonge dans l'ambiance début XIXème de la vallée rurale du Viaur, au nord du Tarn, à la limite entre Rouergue et Aveyron et dans une sombre histoire de féminicide perpétré au bord de cette rivière coulant vers l'ouest dans une vallée encaissée, verte et noire, qu'on nomme aujourd'hui les gorges du Viaur, dont les méandres confinés par d'étroites pentes forestières passent actuellement sous le grandiose viaduc de Tanus avant d'aller se jeter dans l'Aveyron à Laguépie : on est au cœur de l’Occitanie, à 40 km au nord d'Albi, à 20 mn de la cité verrière et minière de Carmaux (à l'époque, 4 heures à pied).

Henri de Lestang retrace cent-quinze ans après le meurtre de Cécile Soulié commis le 5 juillet 1818, une affaire se terminant par l’exécution de Louis Balssa en 1819. Aurait-on entendu parler de cette histoire si l'assassin présumé n'avait été l'oncle de Balzac et si celle-ci ne s'était passée à deux pas du hameau fief des Balssa (la Nougayrié), ancêtres de l'auteur de la Comédie Humaine, et lieu de naissance du père d'Honoré ? Peu importe, l'histoire racontée a ses qualités propres et réserve des surprises, malgré l'austérité des rapports de police et de justice dont elle est extraite.

On ne révélera donc rien des surprises de ce court récit et on insistera sur les qualités d'écriture de certains passages et sur l'intérêt anthropologique et sociologique de la description d'un lieu et d'une époque. On en notera aussi les limites liées à son temps, notamment, comme le fait remarquer François Bon, que la victime reste singulièrement absente des descriptions, débats et témoignages...

Voici donc un document dont la lecture est passionnante, et pas seulement parce qu'il est en lien avec Balzac.


Pas de page Wikipédia à propos de Henri de Lestang, mais des renseignements à son sujet rédigés en occitan sur un journal aveyronnais : il est né en 1872 au château de Labrousse à Saint-Salvadou, Aveyron, à 15 km à vol d'oiseau des lieux du crime qu'il relate. Devenu magistrat, il interrompt son parcours pour faire la guerre de 14-18. Il meurt à Toulouse en 1958. Entre-temps, il reçut le Prix de l'Académie Française en 1932 pour son livre "Le pays tarnais" (Prix Marcellin Guérin, 1000 F) et en 1952 pour "Un pays qui monte". 

 


 
Montirat - Tarn

 

samedi 21 décembre 2024

N'entre pas sans violence dans cette bonne nuit

N'entre pas sans violence dans cette bonne nuit


N'entre pas sans violence dans cette bonne nuit,

Le vieil âge devrait brûler et s'emporter à la chute du jour;

Rager, s'enrager contre la mort de la lumière.


Bien que les hommes sages à leur fin sachent que l'obscur est mérité,

Parce que leurs paroles n'ont fourché nul éclair ils

N'entrent pas sans violence dans cette bonne nuit.


Les hommes bons, passée la dernière vague, criant combien clairs

Leurs actes frêles auraient pu danser en une verte baie

Ragent, s'enragent contre la mort de la lumière.


Les hommes violents qui prirent et chantèrent le soleil en plein vol,

Et apprennent, trop tard, qu'ils l'ont affligé dans sa course,

N'entrent pas sans violence dans cette bonne nuit.


Les hommes graves, près de mourir, qui voient de vue aveuglante

que leurs yeux aveugles pourraient briller comme météores et s'égayer,

Ragent, s'enragent contre la mort de la lumière.


Et toi, mon père, ici sur la triste élévation

Maudis, bénis-moi à présent avec tes larmes violentes, je t'en prie.

N'entre pas sans violence dans cette bonne nuit,

Rage, enrage contre la mort de la lumière.


Traduction Alain Suied (Poésie/ Gallimard)

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Do not go gentle into that good night


Do not go gentle into that good night,
Old age should burn and rave at close of day;
Rage, rage against the dying of the light.
Though wise men at their end know dark is right,
Because their words had forked no lightning they
Do not go gentle into that good night.
Good men, the last wave by, crying how bright
Their frail deeds might have danced in a green bay,
Rage, rage against the dying of the light.
Wild men who caught and sang the sun in flight,
And learn, too late, they grieved it on its way,
Do not go gentle into that good night.
Grave men, near death, who see with blinding sight
Blind eyes could blaze like meteors and be gay,
Rage, rage against the dying of the light.
And you, my father, there on the sad height,
Curse, bless me now with your fierce tears, I pray.
Do not go gentle into that good night.

 

 Dylan Thomas

Dylan Thomas


                    Le poème de Dylan Thomas mis en musique par Stravinsky - 1954.