mardi 29 juillet 2025

Cénaclières

"Notre lectorat entre donc dans Cénaclières comme les promeneurs imprudents des forêts celtes la nuit. Il vient surprendre la ronde que nous édifions toutes ensemble et il ne peut plus rien faire que de danser aussi."

Ce livre - mais est-ce bien un livre ? - oui, il y a du texte et des images dedans - est garanti sans conservateurs par son éditeur, qui indique "qu’aucune intelligence artificielle n’a été maltraitée durant la réalisation de cet ouvrage", une formulation ambiguë qui semble exclure le recours à l’I.A. pour la réalisation du volume.

Chez Abrüpt éditeur en 2025 donc : l’ouvrage est écrit - mais doit-on le croire - par un mystérieux collectif féminin créé au début du XXVème siècle dans un style, pour la préface, qui rappelle par moments certains textes de la revue Internationale Situationniste, en beaucoup plus poétique et moins austère, une manière porteuse d’un humour discret.

Cette poésie politique de science-fiction semble, dans la manière de déformer le mot cénacle, s’affirmer dans une référence discrète à Monique Wittig (Les guérillères) et on n’est pas étonné de la trouver rapidement, page 21 et plus loin. Par moments, le fantôme de Valérie Solanas semble apparaître furtivement.

C’est bien d’une guerre dont il s’agit, celle qui se déroule pendant plusieurs siècles, opposant divers collectifs féminins (Nor Do, les Poétesses Tokyoïtes de New York, les Skyblogueuses Hackeuses du Septième Réseau Mondial...) à la dictature mondiale des masculinistes de l’Odonomos. 

Un collectif féministe du futur, qui survient là où on ne l’attend pas, nous propose une anthologie de textes illustrés, notamment par des doubles pages de montages graphiques et photographiques dans lesquels ont reconnaît facilement Victor Hugo, et pas du tout d'autres personnes...

Ces textes imaginaires et ces fines illustrations se caractérisent par une délicieuse et faussement désuète délicatesse, mais n’en sont pas moins modernes et combatifs. Aux cénacles littéraires du XIXème siècle, exclusivement composés d’hommes, s’oppose l’image de la ruche telle qu’on la découvre sur la couverture du livre : on pense un instant aux abeilles de Sylvia Plath, mais il s’agit plutôt d’un réseau de "jeunes chercheuses désargentées... de jeunes lectrices avides de textes écrits par d’autres femmes", de "mathématiciennes opiniâtres des siècles effacés et des mots disparus" qui placent leurs interventions sous le signe du chuchotement. 

Le livre rend compte d’une dystopie, on suppose qu’une machine à faire voyager les textes dans le temps a été inventée pour nous transmettre cet ensemble étonnant, fait de poèmes, d’autobiographie, de recensions, de comptes-rendus techniques ou historiques, de correspondances, d’un éloge funèbre poignant, etc... illustrés somptueusement en noir et blanc. 

C’est le langage poétique qui est ici prioritairement mis en œuvre dans différentes situations, dans "des formes hybrides, aléatoires et monstrueuses" nous dit-on, mais dont l’ensemble, sous la forme du réseau, ne manque pas de cohérence.

Ce livre est étonnant et, quelle que soit l’entité qui l’a rédigé (on comprend que Marie-Anaïs Guégan et Romain Lossec ne sont pas étrangers à l'affaire), l'ensemble compose une belle réussite poétique et politique, féministe et écologique, imaginative et originale.

 

Cénaclières

 




 


lundi 28 juillet 2025

Marylin

"Arbres tristes et doux - je vous souhaite - le repos mais vous devez rester sur vos gardes."

Marylin Monroe - Fragment 1955


À l'occasion de la lecture de "Musée Marylin" de Anne Savelli, je ressors de la bibliothèque "Marylin Monroe - Fragments - Poèmes, écrits intimes, lettres" paru au Seuil en 2010 dans la traduction de Typhaine Samoyault. Je devrais aussi ressortir "Blonde" de Joyce Carol Oates : son roman puissant est une autre manière subtile d’explorer le mystère Norma Jeane Baker. Serait-il judicieux de saisir aussi le volume des "Mythologies" de Roland Barthes ?


La façade pour tous qui nous est souvent présentée, souriante, la plupart du temps sublime et parfois un peu vulgaire, n’a pas réussi à masquer totalement l'être plus complexe qu’il n’y paraît, cet "être humain chaleureux, impulsif, timide et solitaire, sensible et craignant d’être repoussé, et pourtant toujours affamé de vie et de satisfaction." (Lee Strasberg). Cette quête de l’être derrière le mythe anime les livres les plus intéressants sur Marylin, dont celui de Anne Savelli.


Alors, quoi de plus trompeur que les photographies : pourtant, Anne Savelli nous propose un voyage muséal érudit dans le monde des images afin d'aller voir derrière le miroir. Elle nous propose d'entrer dans un musée en compagnie d'un guide, mais en vérité, c'est une invitation à rentrer dans une expérience d'écriture : c'est bien par l'écriture que se fait l'approche de Marylin, ce sont le style et la poésie, les choix narratifs de l'autrice qui tentent de lever le voile en commentant des photographies absentes du livre (un tour de force, écrit Sabine Huynh) pour nous offrir un texte subtil en forme d’approche littéraire et poétique de Marylin Monroe.


On entre donc dans ce musée presque comme Dante accompagné de Virgile à l’entrée de l’Enfer, ("...passé le seuil, vous ne pourrez plus faire demi-tour" nous dit le guide) mais c'est d’un trottoir sans abri du soleil qu’on est parti, pas d’une forêt obscure, et l’éblouissement suivra. 


Mary Jeane Baker, Marylin, tu es regardée sans être vue, on ne devine que la lumière que tu captes, tu deviens cette lumière et tu aveugles les photographes.


Les relations avec les photographes et le public sont ainsi décryptées, de manière plus générale celles avec les hommes, mais aussi la place du mythe dans l'économie hollywoodienne et la société américaine de l'époque. On approche aussi l'intimité de Marylin et s'esquisse ainsi - avec empathie - une psychologie de l'artiste ainsi qu'une analyse de son rapport à son propre corps ; le parcours est chronologique, commencé dans une usine en 1944 pour se terminer dans un palace.


"S’exposer, on le sait, possède deux acceptions : c’est se montrer aux autres, mais aussi se mettre en danger." Sexe posé.


Anne Savelli s’engage dans ce livre, met en jeu son écriture : on ne lit pas une biographie ou un catalogue, mais un parcours d’autrice mettant en œuvre ses talents d’écrivain pour esquisser un portrait allant au-delà des apparences, creusant les mots pour creuser l’être, travaillant la syntaxe et la narration pour écrire la grammaire Marylin.

C'est tellement bien réussi qu’on est en droit de se demander à quoi pourrait ressembler une autre expérience similaire d’écriture de Anne Savelli, à propos de Sylvia Plath par exemple...


Anne Savelli – Musée Marylin – Éditions Inculte 2010


Musée Marylin - Anne Savelli

Marylin Monroe - Fragments








jeudi 3 juillet 2025

Le temps, la mort, la nuit

Armand Robin (1912-1961) - Le temps qu’il fait 1942 - L’Imaginaire Gallimard


Lueurs de paille 1936

La vie survit - Chevaux oiseaux - Les témoins parallèles- Un homme - Seul avec de grands gestes 1941

L’hiver se prolonge dans un gris épais et fangeux, emprisonnant la volonté des hommes s’en allant malgré tout vers leur labeur. L’un manie la hache, l'autre lie les fagots et un premier chant breton résonne dans le vent alors que la méfiance envers les livres a été proclamée. Qui est l’esclave, qui est le maître ? Qui est Yann, celui qui reçoit sans précautions la nouvelle de la mort de sa mère ?

La mort d'une femme, épouse et mère, voilà par quoi commence ce texte étrange, à la fois épopée rurale et long chant poétique nous racontant comment Yann et son père vont survivre. Pour l'instant affleurent la légende des ancêtres et les souvenirs du malheur quotidien et des lumières furtives : il faut s’occuper de la morte.

Attention, ce récit n’est pas un ouvrage régionaliste misérabiliste, c'est un voyage : une randonnée langagière dans le vent violent transportant les embruns tragiques d’un pays et d’une époque qui ont fait quelque chose aux mots, d’un temps où les fils s’opposent aux pères, de même que les envies de lire et de découvrir le monde s’opposent à la servitude du travail vital de la terre et que l'intense cri du poète s’oppose à l'éternité du grand silence.

Ce récit au lyrisme tourmenté peut devenir chant ancien ou échange théâtralisé, narration violente ou douce mélodie, comme si les variations de formes enveloppaient analogiquement les turbulences de l'existence prométhéenne de ces esclaves de la terre et de la mer et les tourments intérieurs de ces lignées bretonnes. Comment s’engager dans un mouvement qui fera lever les yeux de la terre vers les étoiles ? Quel langage l'écrivain polyglotte va-t-il mettre en œuvre pour chanter la révolte qui frémit derrière l'apparente immobilité de la soumission.

Car c'est bien du langage que sourdra la lumière. La libération viendra des livres, c’est en nommant le destin que les mots parviendront au ciel qui meut les étoiles, que les paroles réussiront à réunir à nouveau le fils et le père.

Le poète ne renonce pas : il creuse les mots comme le paysan creuse sa terre. Il aurait pu, comme Joyce qu’il connaît bien, écrire en plusieurs langues. Il préfère forer son propre langage, inventer les formes de sa propre révolte au risque d’y diluer son identité - comme il le fera dans ses poèmes et traductions - afin de proclamer, au gré des vents, "la litanie morne des tyrannies".

Diverses voix sont portées par le vent, à moins que ce ne soient embruns dans la tête : la mère parle mais aussi les fous, le temps, les herbes, Taliesin et le Christ... Même Rimbaud et Homère, les fées et les lavandières sont de la partie dans cette tempête sous un crâne animée par tous les livres de la bibliothèque.

Lorsque Treithir maître des mots prend la parole, la langue du poète se fait encore plus inventive et laisse aux oiseaux le soin de chanter l'avènement de l'aube et du printemps : la réconciliation, la reconnaissance suivront après les regrets et le pardon, jusqu'à la parole du père : "Je ne voulais pas faire de bruit" ; après que se soit déployée la volonté d’émancipation d'un homme par l'usage des livres.


On a lu aussi :


Armand Robin – La fausse parole – Éditions Le temps qu’il fait – Introduction, postface et notes de Françoise Morvan

Un livre étonnant sur l’activité d’auditeur polyglotte de Robin, analyste des radios européennes, dont beaucoup de propos concernant la propagande trouvent des résonances actuelles.


Françoise Morvan – Armand Robin ou le mythe du poète – Garnier Flammarion Classiques jaunes Essais 2022

Ce livre est une somme sur Armand Robin, se lecture permet de remettre en perspectives l’œuvre et la vie de cette auteur étrange, mais aussi de faire un sort à toute une mythologie éditoriale qui a troublé et continue de troubler sa lecture de nos jours.


On consultera avec profit le site internet de Françoise Morvan : https://francoisemorvan.com/

 

Armand Robin 1942

Armand Robin 1979

Françoise Morvan 2022


mercredi 25 juin 2025

Inspirer & expirer

Juliette Mézenc – Bassoléa ou de l’herbe dans le ventre – Éditions la Contre Allée 2025

Il s'agit d'abord d'apprendre des choses simples, même si l'acte d'incorporation fait peur. Un signe macabre est comme un sésame pour être soi-même objet d'un engloutissement qui dérègle le temps. Cela passe dans un regard qui devient un basculement, un franchissement des limites, le passage derrière le miroir. L'avalement devient plus tactile et donne les réponses, est déterminant, se transforme en "danse avec les bestioles". L'enfouissement naturel apparaît paradoxalement comme un moyen de faire face à l'angoisse de claustration dans la boîte ultime : le paradoxe est le même que celui de l'enfermement dans l'addiction à la drogue en vue de se libérer. Aller sous terre, donc, pour construire une véranda souterraine et observer ce qui se passe à l'ombre pour "lire dans la terre vivante comme dans un livre", observer comment poussent et se décomposent les plantes, comment l'air et l'eau circulent dans les galeries animales. La narratrice nous fait donc vivre des grandes vacances nécrophores grâce à sa prose imaginative, entraîne le lecteur dans son bloc de texte ininterrompu comme dans un tunnel d'écriture, la forme et le fond sont analogiques. Ce parcours vivant n'est pas seulement une belle ode écologique, il est aussi incidemment parsemé de critique sociale : la vanité bourgeoise, l'école, le travail, la politique sociale, le règne de l'argent... ne sont pas épargnés par ces écarts ironiques et le texte poétique devient écrit d'intervention en plus d'être une hymne à la vie et au monde animal. Quand l'observation devient de plus en plus microscopique, le propos tend modestement et brièvement vers la métaphysique et la lumière du soleil, revient au thème de l'incorporation pour enfin poser la question : "Qu'est-ce que je veux inspirer et qu'est-ce que je veux expirer ?". Les deux verbes polysémiques témoignent, comme toutes les phrases de ce texte, de la puissance de l'écrit littéraire et des possibilités expressives et de conviction qui échappent au discours politique, idéologique, scientifique... On ne peut croire que ce récit est celui d'une échappée de l'H.P. ou d'une narratrice en hallucination due au cannabis ou trip sous psilocybine : c'est parce que la poésie démontre ici sa puissance de vérité, sa capacité à entrer en nous par tous les pores de la peau.

 

Juliette Mézenc - Bassoléa 2025


Nature vivante





mardi 24 juin 2025

Pause café ou thé

Laure Murat – Toutes les époques sont dégueulasses – Verdier 2025


Dans ce petit livre, avec un titre qui ne me plaît guère pourtant emprunté à Antonin Artaud, Laure Murat propose de faire une pause.


C'est-à-dire prendre du recul face aux polémiques qui tentent de répondre à la question de la réécriture des classiques de la littérature afin de ne pas déranger les susceptibilités.


Murat renvoie dos à dos les belligérants du débat en essayant de clarifier celui-ci. Elle commence en proposant deux distinctions conceptuelles, deux définitions si l'on veut :


Réécrire, réinventer à partir d'un texte existant, une forme et une vision nouvelle (domaine de l'art et de l'acte créateur).


Récrire, remanier un texte à une fin de mise aux normes sans intention esthétique (domaine de la correction et de l'altération).


Cette distinction permet de lever un certain nombre de confusions qui animent la controverse, et mieux encore, cela met en évidence les incohérences des récritures de textes. Laure Murat en donne quelques exemples  avec les œuvres de Ian Fleming, Agatha Christie et Roald Dahl.


Par exemple, l'analyse des tentatives de modifications du roman "Dix petits nègres" lui permet de montrer que "si on peut toujours corriger la lettre, il est impossible de réformer l'esprit" et donc, que la récriture est vouée à l'échec.


Avec un humour discret, Laure Murat renvoie les lecteurs à leur responsabilité, en leur indiquant tout simplement d'arrêter de lire les œuvres qu'ils trouvent sexistes, racistes, démodées et leur propose de s'en tenir aux œuvres contemporaines, mais en les avertissant (c'est l'explication du choix du titre de son livre) que chaque époque produit ses propres aveuglements. Autrement dit, on n'est pas sorti de l'auberge...


Par la suite et non sans ironie, elle démontre l'inanité et les incohérences des caviardages des œuvres de Roald Dahl et rappelle que "Dans la plupart des cas, la visée n'est pas prioritairement la morale, l'antiracisme ou la lutte contre les violences sexistes, comme on essaie de nous le faire croire, mais tout simplement l'argent."


Elle rappelle que éliminer aujourd'hui ce qui gêne c'est "priver les opprimés de l'histoire de leur oppression" et que seul l'auteur d'un texte est légitime pour décider de ses modifications, la récriture menant potentiellement à tous les abus, notamment la censure.


Laure Murat montre aussi, en prenant l'exemple de "Tintin au Congo", comment le choix de la contextualisation peut mener à l'effet inverse de ce qui était recherché. Elle met ainsi en avant l'ambiguïté des préfaces qui devraient plutôt susciter la réflexion.


Quelques pages sont judicieusement consacrées aux problèmes pédagogiques posés par le souci de ne pas choquer, en indiquant que le choix de la vérité est toujours meilleur que celui de ne pas vouloir savoir.


Laure Murat conclue son livre en misant sur la créativité des auteurs, éditeurs, lecteurs afin de déjouer les tendances contemporaines mortifères : à nous de jouer, nous dit-elle...


Laure Murat 2025



vendredi 13 juin 2025

La vie sociale de Jérôme Orsoni

Quand Jérôme Orsoni nous présente son roman, il le fait avec humour et ironie, raillant en passant un certain milieu littéraire, mais donnant aussi des indications sur la condition parfois peu enviable de l'écrivain contemporain. Ayant essayé de "dépayser la littérature française" auparavant, il nous dit aujourd'hui que La Vie sociale est "un roman franco-français, ou presque", mais on est pas certain de vouloir le prendre ici au pied de la lettre. Il résume son livre en indiquant : "c’est l’histoire d’un type qui part vivre dans une cabane dans la forêt parce qu’il ne supporte plus la vie à Paris et qui, dans cette forêt, découvre l’existence d’une étrange maison." mais bien sûr, les choses ne sont pas aussi simples. D'une manière plus abstraite, il précise que sa narration implique un : "dérèglement fantastique de la réalité qui l’éclaire d’un jour nouveau à la lueur duquel nous pouvons espérer y voir clair." Mais y verrons-plus clair pour autant après l'avoir lu ?

L'objet-livre a bien sûr attiré l'attention : une jaquette noire sans texte, ni titre ni nom d'auteur, seulement zébrée par une courbe dont on ne sait si c'est celle d'un graphique ou un éclair d'orage. 

Tout commence sous le signe du tempus fugit, dans une prose fuyante comme le temps, poétique et philosophique pourrait-on dire, mais au sens lui aussi fuyant et incertain, du moins dans un premier temps dans ces premières pages nommées à l'ombre de Walter Benjamin. Le thème du temps héraclitéen mène rapidement au défi : "...tout ce que tu peux faire, c'est échapper une seconde de plus à la mort" et part ensuite sur autre chose, un peu à la manière des associations libres.


Le narrateur ne se sent plus à sa place et essaie de ne pas sombrer et de rassembler ses idées, il trouve les autres dangereux, il a tendance à se dédoubler comme l'arbre dans sa cour et à contester la réalité : mais tout cela est allégé par le brin de folie qui court tout au long de ce texte, dans cette narration en permanence teintée d'ironie, une narration tendant à rendre abstraites les situations.


L'attitude du narrateur, son regard bizarre posé sur le monde, oscille entre le mécanisme de défense du côté de l'intellectualisation et le délire psychotique : elle l'empêche de voir les êtres et les choses, de se poser en phénoménologue suspendant son jugement. Quand apparaît le nom du compagnon de Unica Zürn, Hans Bellmer, on se demande dans quelle folie on est entraîné. Inutile de préciser que cela place ce texte dans le registre du roman, car il est ainsi impossible de confondre narrateur et auteur ayant le même prénom : Jérôme Orsoni, qui n'est pas Jérôme Orsoni, n'est pas fou.


Après l'histoire de Trophime Longbois l'écrivain qui brûlait ses manuscrits après les avoir écrits (beaucoup devraient en faire autant), une seconde surprise narrative (si l'on peut dire pour ce texte ou chaque phrase suivante est une surprise) est comme une récréation subtile. Il s'agit de l'insertion d'un chapitre contenant des réflexions philosophiques sur la musique (on se croirait par moments chez Adorno), en bonne compagnie : Arnold Shönberg et John Cage, Ludwig Wittgenstein et Bertrand Russel, Henry David Thoreau et Morton Feldmann, Nietzsche... C'est une rupture stylistique brillante avec ce qui précède permettant à l'auteur une digression savante élargissant le propos du roman, interrogeant le statut de l'art et de l'artiste... Logique est le saut : littéralement iconoclaste, le narrateur Jérôme a abandonné les images, la photographie, au profit du son, de la musique et de son corollaire le silence, en se dédoublant en son ami Paul.

Comme pour faire écho à la présence de Henry David Thoreau dans le chapitre précédent, on retrouve le narrateur Jérôme dans la forêt où il vient paradoxalement supprimer sa solitude. Premier accroc métaphysique, il y a deux chaises dans la cabane.

Deuxième problème, se relire : Jérôme retrouve un peu d'humanité lorsqu'il admet sa stupidité et son grain de folie et laisse le silence s'installer dans ses rêves. Mais le contact avec la nature lui permet de s'interroger sur le cycle de la vie. On est dans la forêt et comme dans les contes, on y trouve une maison : celle-ci n'est pas en sucre mais en béton, n'est pas un refuge mais fait plutôt office de contenant psychique dans lequel il est possible de projeter angoisses et fantasmes, dont la symétrie évoque à nouveau le dédoublement. Une maison dans laquelle Jérôme va trouver, comme Dante, sa Béatrice, plutôt qu'une Laure de Pétrarque, dans un moment de l'histoire qui vire au fantastique. Quand Jérôme perd le contact avec la réalité, l'écriture non ponctuée du courant de conscience réapparaît.


Orsoni nous a mené aux portes du rêve, aux limites de la perception, dans une narration étrange, teintée d'humour absurde et d'ironie et pourtant parfaitement logique. Non sans efforts au début, on se laisse entraîner dans cette prose poétique et philosophique, ironique et onirique, originale et marginale, pour une expérience de lecture effleurant des profondeurs inattendues. L’écriture généreuse d’Orsoni nous mène au bout d’une expérience radicale de la liberté ; la liberté du lecteur est de l’avoir appréciée jusqu’au bout.

 

Jérôme Orsoni - La vie sociale - Éditions Bakélite 2025 


*********

"Bruit

Qu'il n'y ait pas de solution de continuité entre le bruit, le silence et la musique est une idée irrecevable. Pour la plupart des gens, il faut des frontières bien tracées, grâce auxquelles chacun reste chez soi. Chacun est sommé de rester chez soi. S'il n'y a plus de hiatus, tout est mélangé, et les gens ont peur du mélange. La nature humaine a horreur du mélange. On se demande rarement pourquoi on a peur du mélange ou de n'importe quoi-, peut-être parce qu'on n'a pas confiance en soi, peut-être parce qu'on a peur de disparaître, peut-être parce qu'on a peur que plus personne ne s'intéresse à nous une fois que tout sera mélangé. Mais alors, il ne faut pas avoir peur de la disparition des frontières, mais de son manque cruel d'intérêt personnel.

Frontières 

Quand les frontières disparaissent, la vie apparaît. Partout."

 

Jérôme Orsoni - La vie sociale

 



 

















jeudi 12 juin 2025

L’homme-Jasmin

La narratrice demande, page dix-sept, "Que peut bien signifier tout cela ?" et indique page cinquante-quatre : "Presque tout ce qu'elle rencontre prend une étrange signification." Elle demande, un peu plus loin : "A-t-elle fait quelque chose d'insolite ?" alors qu'elle est en train de rentrer dans les greniers des maisons pour y chercher les personnages d'un roman.

Page soixante-cinq, un homme dit à son propos : "Ne voyez-vous pas que cette femme est folle ?"

On sait que Unica Zürn a côtoyé les surréalistes, Henri Michaux et a terminé sa vie en psychiatrie. Pour autant, il ne semble pas possible de réduire son récit maîtrisé à un exercice d'écriture automatique ou à un témoignage d'une personne atteinte de maladie mentale : il est sans doute un peu des deux, mais bien mieux que cela, de par la maîtrise stylistique et narrative qui fait de cet ouvrage, bien que déconcertant à plus d'un titre, une œuvre d'écrivain.

Lorsqu'elle rencontre des personnes folles, la narratrice commence de s'interroger sur sa propre santé mentale, semblant regarder les autres comme un miroir d'elle-même. La description des comportements des patients de l'hôpital psychiatrique devient un véritable reportage, une expérience qui lui fait se demander ce qu'elle a si obstinément espéré toute sa vie et l'amène à décrire sa propre dépression et une tentative de suicide.

À la sortie de l'hôpital, le retour des hallucinations donne des pages habitées proches du conte fantastique. Les vécus d'expériences de perceptions alternatives amènent un langage autre et offrent un espace étrange de lecture, avant le retour à l'asile.

"Mais elle a déjà à demi disparu dans l'abîme d'une nouvelle et profonde dépression, comme si c'était là la loi de sa maladie : quelques jours extraordinaires, quelques nuits pleines d'événements hallucinatoires, bouleversants, une brève envolée, la sensation d'être un personnage hors série, et puis par là-dessus la chute, le retour à la réalité où elle reconnaît ses illusions."

Le contraste est grand entre le contenu, le récit autobiographique de la folie, et la forme, une narration maîtrisée rédigée nécessairement  pendant les moments de lucidité. Cela augmente l'aspect tragique de ce livre, de cette histoire dont on sait qu'elle finira mal dans la réalité. Durant cette errance, on croise le nom du docteur Ferdière, dont personne n'a oublié qu'il était le psychiatre d'Antonin Artaud.


"Depuis hier je sais pourquoi je rédige ce livre : pour rester malade plus longtemps qu'il ne convient."

 

Ces "Impressions d'une malade mentale", c'est le sous-titre du livre, nous impressionnent : elles forment une expérience de lecture rare.


Le livre est traduit de l'allemand par Ruth Henry et Robert Valançay, il est préfacé par André Pieyre de Mandiargues, édition de 1971.

 

Unica Zürn -  L'Homme-Jasmin

 




 

samedi 24 mai 2025

Saint-Germain-en-Laye & Anne Savelli

Bon, on se doute bien qu'il ne s'agit pas d'un guide touristique. On entre tout de suite dans une expérience langagière inédite par le biais d'une "phrase assassine" qui se déploie poétiquement dans l'espace - comme un papillon - pour nous faire entrer dans la bibliothèque d'une enfant qui joue déjà avec les mots.

L'espace, comme dans d'autres livres de Anne Savelli est le sujet de ce récit, mais aussi le temps : le texte parle d'une mère et de sa fille, d'une ville où l'histoire est omniprésente, d'un retour après dix ans passés. Le social est aussi évoqué à travers les thèmes des inégalités, de la précarité, du mépris social, de la place des femmes dans le vécu urbain.

Formellement, on lit de courts textes entrecoupés de pages en gros caractères reprenant un descriptif de la ville. Ce texte, qui commence en nous parlant d'un livre, est le témoin de ce que peut faire au langage le rapport à un lieu : les choses changent les mots aussi, les drames reviennent à la surface aussi bien que les souvenirs du quotidien banal ; les évènements de l'histoire se colorent autrement, prennent d'autres significations ; les apparences peinent à masquer une réalité moins glorieuse et les masques tombent quand la littérature les met en scène.

On est en droit de penser que ce texte s'inscrit dans une filiation perecquienne, mais on y rencontre aussi Lewis Caroll, Raymond Queneau et allusivement Apollinaire, Alexandre Dumas et Simone de Beauvoir. La vision parfois un peu critique de la ville est atténuée par un final mis sous le signe de la réconciliation, se terminant avec le beau verbe ouvrir.

Dans le monde de sonneur, on a lu ce beau texte après avoir pu se procurer le livre en occasion. Ce livre a été publié en 2019 au moment de l'apparition du Covid 19 et sa diffusion a fait les frais de cette coïncidence. Une surprise nous a choqué après avoir vu le sceau de la Médiathèque de S.-G.-L. sur la couverture, celle de découvrir à l’intérieur du livre le tampon "Retiré des collections de la bibliothèque de Saint-Germain-en-Laye". Les bibliothécaires ont-ils lu les livres qu'ils désherbent ? S'il y a bien un texte qui devrait être mis en avant dans cette ville, même six ans après sa parution, c'est bien ce livre original dont un des lieux importants qu'il décrit est... la médiathèque de Saint-Germain-en-Laye.

On apprécierait l'ironie de l'histoire si la littérature ne souffrait pas de modes de diffusion trop rapides ne considérant les livres que comme des marchandises périssables, ce qui laisse peu de temps à la littérature pour exister face à la copie au kilomètre. Voir à ce sujet le texte de Claro intitulé « L'intolérable légèreté de l'attente avant publication » sur son blog Le Clavier Cannibale.


Anne Savelli. Saint-Germain-en-Laye. Éditions de l’Attente, 2019. ISBN 9782362420863

Anne Savelli 2019

 


vendredi 16 mai 2025

On a peur mais ça va

Le poème paraît s'ouvrir, dès la première phrase qui en est aussi le titre, sous le signe du déni de la peur, ou de la dénégation de l'angoisse : "on a peur mais ça va" peut faire penser à "jusqu'ici tout va bien", ou au "même pas peur » de l'enfance. La peur est là, laisse entrevoir le vide de la blessure ouverte, mais on va faire avec : le poème va nous dire comment.


Le texte se déploie en vers libres dans un chant moderne qui laisse
peut-être affleurer quelques traces de la versification classique (à moins que ce ne soit là l’inconscient du lecteur qui influence la lecture), se déploie dans le thème du corps, en particulier de la difficulté à respirer, dont le registre lexical trouve son rythme du côté de la répétition ainsi que d'une belle musicalité s'appuyant sur des assonances et allitérations qui entraînent le texte vers le chant.


Un chant qui intègre cette difficulté à respirer, en fait son moteur paradoxal, dans un espace ("
Ici") marqué par le silence.


Autre paradoxe apparent, l'eau - dont on croit savoir qu'elle est peu propice à la respiration - a été le lieu des transformations qui mèneront à reprendre son souffle, et à laisser apparaître le langage sous formes "
des choses dont on ne sait pas parler" et au morcellement, ou plutôt à la multiplication des corps. L'évolution, dont le drame se rejoue dans la néoténie, a laissé des traces, mais laisse naître - dans la surprise - la parole du poète, de l'enfant.


Le corps se morcelle dès qu'il peut être nommé, désuni et réuni par les mots qui échouent pourtant à tout dire et à contenir.
Après être sorti de l’eau, il peut même développer l’idée très bachelardienne de l’incorporation à la terre ou à la forêt, voire au feu et à la nuit.


Le poète se tourne alors vers l'étendue et vers le lien à l'autre pour décider, prendre conscience, admirer, épuiser, respirer. L'étonnement de pouvoir nommer le monde implique de se poser la question du "
comment dire", et de prendre conscience des insuffisances du langage, qui reste un code, une convention.


Mais, malgré tout, la respiration devenant langagière, le poème peut alors chanter le feu et l'attente, la nuit et la vie quotidienne et retrouver les questions de l'enfance : "
Est-ce que la mer déborde quand il pleut ?" pour mieux poser des questions de poète et faire face au réel.


On a peur, on a froid et on est fatigué, mais il y a le langage, les mots du poème pour résister, comprendre, prendre ensemble, laisser place à l'imprévu : "
on est sorti de terre à peine vivant / on ne veut pas y retourner avant de s'être mordu la langue".


C'est bien le langage - outil imparfait - dans sa capacité à nous relier aux autres et à organiser la respiration, qui vient nous sauver. C'est bien le poème qui vient nous sauver, nous faire avancer et progresser.

Voilà, c'est juste une lecture parmi d'autres possibles, qui ne prétend pas épuiser ce texte, qu'on a aimé lire dans le monde de sonneur, texte qui n’a pas pas dit son dernier mot à la relecture.



Andréa Thominot - On a peur mais ça va - Cheyne éditeur 2023, 2024, 2025 -
Prix de la Vocation 2023
 

Thominot 2025

 

samedi 3 mai 2025

Christine debout

Christine Jeanney - Bien assise. Histoires du ferry, du poulet, d'Henriette et de la répétition. - Tarmac éditions - Nancy 2025


Le mot "assise" du titre avec le dessin et la définition du fauteuil en couverture pourrait laisser entendre la notion de "confort", mais les choses ne vont pas être aussi simples.


L'autrice nous embarque dans un bloc de texte ininterrompu qui rapproche sa narration de la littérature du courant de conscience : peut-être doit-on voir là l'influence de Virginia Woolf, traduite par C. Jeanney.


La narratrice est aidante à distance de sa mère âgée qui "vit en théorie", une image saisissante pour faire comprendre les ravages de la perte d'autonomie. Le récit témoigne de ce que cela fait au langage que de perdre les repères spatiaux et temporels : "...au bout des fils défaits il y a le langage et tous les mots tombent dans la cabine interpersonnelle..." et se souvient des premières désillusions enfantines face aux mensonges des adultes. La leçon - pour la femme poète et écrivaine - est que : "mal nommer le monde c'est l'abîmer".


Se dessine ainsi une sorte de poétique du langage altéré de l'extrême vieillesse qui renvoie à une politique : "...cette société est en faillite", alors que la langue, les mots font " un travail de bêche" ; des mots qui conduisent à une forme de révolte onirique et lyrique.


"...je peux m'atteler à trouver du sens, c'est simple, pour trouver du sens, il suffit d'en chercher..." Face à une personne qui "tue les mots", la narratrice les revivifie dans une narration poétique qui témoigne d'une expérience à laquelle nous pouvons être tous confrontés, et se refuse à laisser mourir le langage.


Le fauteuil est le symbole de la pause, du repos après la tyrannie de la fuite des idées. La narration devient plus classique au deuxième chapitre, du moins dans la forme apparente et au début, et laisse apparaître - avec les souvenirs - une pointe d'humour : "...remplacer Tino Rossi par Mick Jagger...". La narratrice peut enfin nous parler de sa mère d'une manière plus apaisée quand celle-ci est accueillie dans un environnement plus protecteur : le fauteuil devient un contenant rassurant, même si c'est un fauteuil roulant.


Apparaît donc une référence à Virginia Woolf, comme si la narratrice cherchait à se rassurer sur sa capacité à raconter des histoires, ces histoires annoncées dans le sous-titre du livre et qui peuvent enfin se déployer parce que les ressorts du fauteuil - nous dit la narratrice avec humour - sont aussi des ressorts narratifs. Ces histoires qui sont des fragments de vie et de mémoire, comme les cailloux du Petit Poucet, des jalons posés là alors que la fin définitive du chemin est pourtant bien connue. Des bouts de langage qui maintiennent en vie, qui rappellent que la vie et la capacité à la raconter sont indissociables.

Christine Jeanney a su trouver les mots et les formes narratives pour habiter le monde poétiquement à propos d’un thème susceptible de nous concerner tous, et propose un texte d’autant plus émouvant qu’on est en droit d’en soupçonner l’inspiration autobiographique.

 

Jeanney 2025

 

Un autre compte-rendu de ce livre à lire ici.