mercredi 31 janvier 2024

Woolf 1925 : eaux subjectives.

À Londres en juin 1923, on est dans la tête, dans les pensées de Mrs Dalloway et d'autres personnages, selon une technique stylistique du discours indirect libre se rapprochant du monologue intérieur (voir sur ces questions l'instructive préface de B. Brugière). 

Le récit déploie une grande richesse thématique, parmi laquelle la question de l'identité : qui est vraiment Mrs Dalloway, quelle est la différence entre le moi social et le moi intime, existe-t-il  une limite entre le normal et le pathologique ?... 

Il ne s'agit pas d'un récit narcissique ou solipsiste : de nombreux personnages vivent dans le roman, la critique sociale est discrète mais puissante (comme par exemple la critique de la médecine psychiatrique de l'époque), et la grande histoire ne cesse d'interférer dans les pensées, dans la rue et dans les destins individuels.  Ça n'est pas non plus un livre uniquement cérébral puisque le corps comme lieu du désir ou vecteur de la maladie psychique y est présent. 

Virginia Woolf retrouve ici l'ironie un peu délaissée dans son précédent roman (La Chambre de Jacob) et nous fait aimer ses personnages car elle les entoure de sa bienveillance, déjà observée dans La traversée des apparences et Nuit et jour.  Cela n'empêche pas un regard féroce sur les inégalités, et la préférence pour l'hubris littéraire et artistique, opposée à la médiocrité et la violence des conventions et de la domination masculine. 

La mélancolie, le chagrin de l'après-guerre masquent à peine l'omniprésence du thème de la mort, et comme dans son livre précédent, on y trouve au moins deux références à Dante. 

Mais l'ensoleillement de la fin du printemps réchauffe l'animation de la ville et le retour des souvenirs et des êtres : on aperçoit une automobile mystérieuse aux stores baissés dans les rues encombrées de Westminster et un avion publicitaire transperçant le ciel londonien, on côtoie un jeune homme suicidaire près de passer à l'acte, on attend le retour d'un ancien prétendant, se prépare une réception du soir qui nous évoquera le temps retrouvé ; ce récit n'est pas exempt d'épisodes s'accordant au réalisme.  

Mais l'aventure est au coin de la rue sur le chemin de la fleuriste, le suspense est celui du surgissement des pensées, des réminiscences, des sensations dans des périodes de plus en plus proustiennes et on se laisse entraîner volontiers dans ces délices et moments exquis de la lecture. 

 

 "Des fleurs, il y en avait : des delphiniums, des pois de senteur, des branches entières de lilas ; et des œillets, des brassées d'œillets. Il y avait des roses ; il y avait des iris. Oh oui - et elle inhalait la douce odeur de jardin, mêlée de terre, tout en restant à parler avec Miss Pym qui se devait de l'aider, et qui appréciait sa bonté, car elle avait montré de la bonté jadis ; beaucoup de bonté, mais elle faisait plus vieux, cette année, à la regarder tourner la tête de-ci, de-là au milieu des iris et des roses et des lilas qui se balançaient ; les yeux mi-clos, humant, après le tumulte de la rue, les odeurs délicieuses, la fraicheur exquise. Puis elle ouvrit les yeux : qu'elles étaient fraîches, les roses, comme du linge tuyauté tout propre, rentrant de la blanchisserie dans des corbeilles d'osier ; et sombres et soignés les œillets rouges qui redressaient la tête ; et tous les pois de senteur s'étalant dans leurs vases, veinés de violet, d'un blanc de neige, pâles - comme si c'était le soir, et que des jeunes filles en robe de mousseline étaient venues cueillir les pois de senteur et les roses à la fin de la superbe journée d'été, avec son ciel bleu nuit, ses delphiniums, ses œillets, ses arums ; que c'était le moment où toutes les fleurs les roses, les œillets, les iris, les lilas- luisent d'un doux éclat ; où chaque fleur semble brûler de ses propres feux, avec douceur, avec pureté, au milieu des massifs embrumés ; et comme elle aimait les papillons de nuit gris pâle qui tourbillonnaient en tous sens au-dessus de l'héliotrope, au-dessus des primevères du soir !" p. 74-75 

 Mrs Dalloway - Virginia Woolf - Folio classique N° 2643 - Traduction de Marie-Claire Pasquier


 

dimanche 28 janvier 2024

Woolf 1922 : eaux adoucies

Un cri d'appel. On appelle Jacob, mais il ne répond pas, il est encore un enfant insouciant. 

Un crâne de mouton trouvé sur la plage, une tempête maritime nocturne, on n'entend que la voix des morts en 1922 dans la ville côtière scarifiée. L'écriture en fragments permet à Virginia Woolf, dans son troisième livre, de prendre son envol stylistique en s'éloignant - encore timidement - du classicisme de ses deux premiers romans pour entamer les recherches formelles qui l'amèneront vers ses chefs-d'œuvre. Woolf ne renonce pas à la technique du narrateur omniscient mais celui-ci s'étiole et l'écriture en fragments lui permet, par touches impressionnistes emplies de douceur, de donner différents points de vue sur son personnage principal.  Elle ne trempe pas sa plume dans l'amertume, comme son personnage Julia, mais plutôt dans la bienveillance, et l'ironie est moins présente que dans ses deux précédents romans. Comme des prémonitions ou des rappels, les vagues, un phare, un bateau avec une traversée qui n'est pas celle des apparences, sont là et Jacob tient même une échelle à un moment donné. On se glisse dans ce roman comme on met un plaid sur ses épaules, sûr d'être réchauffé. Le style de Virginia nous enveloppe : surgissent néanmoins des baïonnettes enflammées et des becs de gaz embrasés. Le 5 novembre, jour de Guy Fawkes, c'est du regard d'une fille vers le feu dont on se souvient pendant que Mrs Durrant lit l'enfer de Dante, et les fragments de dialogues de Woolf font penser aux épiphanies de Joyce... Mais tous les trésors d'intelligence de la bibliothèque (en l'occurrence celle du British Museum) n'empêchent pas la guerre d'arriver. 

Un cri d'appel. Une femme appelle Jacob, mais il ne répond pas, il est encore un jeune homme insouciant. Il ne répond pas, part à la guerre et meurt.

 



samedi 20 janvier 2024

Woolf 1919 : eaux gris-bleu

Woolf fait ses gammes dans ce deuxième roman de facture très classique, elle le fait avec la grande maîtrise déjà présente dans sa première œuvre (La traversée des apparences 1915), en restant encore dans les formes balisées du roman du XIXème siècle. 

La satire bienveillante de la société de son temps, teintée d'ironie, s'appuie sur sa propre biographie, et apparaissent déjà les premières critiques de la condition féminine qu'elle déploiera plus tard dans ses autres romans et essais. On a là une littérature d'analyse fine et subtile, d'une grande intelligence, qui donne une autre dimension aux intrigues amoureuses de salon, qui deviennent support d'explorations abyssales par la force d'un style littéraire unique. 

À la critique de l'oisiveté de la société aristocratique de l'époque répond le questionnement sur le travail et son investissement par les femmes, ainsi que leur accès au droit de vote (accès étendu à toutes en 1928 au Royaume-Uni, seulement en 1944 en France) : sans être une féministe, les thèmes abordés par Woolf en 1919 (l'action du roman se passe en 1911) frappent par leur modernité. 

La rêverie, qui permet la distinction entre le moi social et le moi intime, est exprimée ici dans des pages de haut niveau de la littérature psychologique. 

Virginia Woolf semble pousser aux limites l'utilisation de la technique du narrateur omniscient avant de passer à autre chose : elle écrit dans son journal que la rédaction de ce livre a été un moyen d'éviter sa propre folie. Elle joue en les étirant à l'excès avec les clichés du genre (voir le chapitre 31 des chassés-croisés), c'est tout juste si l'on ne voit pas les amoureux courir l'un vers l'autre le long du quai d'une gare à la fin..., mais ça se passe dans un salon, sous forme d'une ellipse dans le récit. (p. 585) 

 Un seul reproche à faire à tous ces personnages, c'est qu'ils boivent trop de thé : ils feraient bien d'essayer le café, les couples seraient peut-être mieux assortis à la fin...

 

Woolf, Virginia - Nuit et jour 1919- Folio Gallimard N°6244



jeudi 18 janvier 2024

François Augiéras (1925-1971)

Un aérolithe est passé en allure portante, dans des directions et selon des provenances dont on cherche encore à préciser de quelles énergies témoigne cette fulgurance de météorite. On le repère brièvement à Rochester USA, au-dessus de la Grèce près du Mont Athos, dans le désert du sud algérien et très souvent, dans le creux primitif des vallées du Périgord, originant des ronds éternels dans l’eau de la Vézère ou de la Dordogne. On l’aperçoit au bord des falaises périgourdines ou grecques, dans le noir des cavernes millénaires ou le fond des bunkers sahariens, à l’exposition du plein soleil du désert ou au milieu de la nuit forestière du sud-ouest de la France.

On le décrit comme étant toujours à la recherche d’une autorité (amicale, paternelle, militaire) mais il n’en finit pas de se dérober. « Je suis certainement un poète, et je ne serai jamais un adulte ; il y a en moi une âme d’enfant...» (Lettre à P. Placet du 27.07.59). On le croit fasciné par les armes, les couteaux, les fusils, mais il les enterre dans les rivières. « J’aime les armes automatiques.../... J’aime l’action violente ; aussi la douceur d’une soirée près d’un feu...». (Lettre à P. Placet. 27 août 1958). Il vit dans le désert ou dans les cavernes, et pourtant, il écrit ne pas aimer la solitude. Il aime les hommes et va au bordel avec des femmes ou se marie. « J’aime la lune comme on aime une femme...» (Lettre du 30.08.58). Il écrit... et il peint.

François Augiéras vit, peint et écrit le milieu d’un vingtième siècle inédit, secret et énergique, sensuel et violent, sulfureux et révolté. Il pose avant l’heure des antennes incroyables sur les toits et les têtes, qui viendront capter des ondes non élucidées, et lui permettront d’expérimenter que « la création artistique est un enfer où l’on est prisonnier de ses rêves et de ses souvenirs». (Lettre à P. Placet, 9 août 1956). Il mélange l’ocre et la sueur pour laisser quelques livres, quelques tableaux, et une trace non mesurable et inclassable dans la littérature du siècle dernier.

Initialement, le projet d’écriture se déploie de manière incertaine, dans « des livres en couleur expédiés du désert sans rien savoir du métier d’écrivain » (Le vieillard et l’enfant), dans le doute mais aussi avec puissance, où naît « l’invincible croyance en la force des mots ». Un coup de dé posté presque au hasard, départ sous la forme « d’un petit récit, primaire, émouvant, maladroit, mal écrit » (Une adolescence au temps du maréchal, p. 216) d’une œuvre relativement courte (7 ou 8 livres et une correspondance indissociable de son œuvre) dans une vie assez brève - Augiéras meurt à 46 ans - mais bien remplie, où la chandelle a été largement brûlée par les deux bouts.

Les formes de l’écriture sont comme la vie, indécidables : le destin est réécrit, l’œuvre est plus ou moins autobiographique et pourtant, le déroulement de la vie n’est pas si facile que cela à reconstituer. De nombreux déplacements, depuis les grottes profondes du Périgord jusqu’aux chemins de ronde des forts du désert, en passant par les falaises du Mont Athos – et ses cavernes aussi – pour revenir dans les vallées des premiers matins du monde, brouillent les pistes retracées par l’écrit. Une vie et une écriture qui vont jusqu’au bout, s’affirmant ainsi toutes deux comme expériences des limites, jusqu’à la série des infarctus comme points de suspension... La voix de l’écrivain, dont on peut entendre un enregistrement dans le film de Stéphane Sinde, semble lire dans l’urgence, tout le temps au bord de l’essoufflement. Elle s’éteindra dans la solitude en 1971.

On l’entend mieux, semble-t-il, trente ans après : Augiéras est réédité, exposé, étudié... un peu comme il l’avait prévu : « Je suis pourtant certain de la survie de mes livres ; justement parce que j’habite un peu loin des hommes... Je le connais, ce siècle. C’est une manie chez lui que d’exhumer, que de retrouver les manuscrits perdus. » (Une adolescence...).

Ce texte a été écrit il y a quelques années, il est republié ici.

Bibliographie :

Les noces avec l’Occident - Fata Morgana
Le vieillard et l’enfant - Éditions de Minuit
Le voyage des morts – Fata Morgana
La chasse fantastique (rédaction avec P.Placet) - Phalène
L’apprenti sorcier – Fata Morgana
La trajectoire (Une adolescence au temps du maréchal) – Fata Morgana
Un voyage au Mont Athos - Flammarion
Domme ou l’essai d’occupation – Fata Morgana
Lettres à Paul Placet - Fanlac


La stèle d'Augiéras à Domme. Photo (C) sonneur




mercredi 17 janvier 2024

Woolf 1915 : eaux mêlées

Le premier roman de Virginia Woolf - au titre français si beau - interroge le rapport à la réalité d'une société lorsque celle-ci est corsetée par les traditions, les préjugés, les rituels, les inégalités.  
"Qu'est-ce que la vérité ? dit-elle tout haut, voilà ce que je voudrais savoir. Quelle est la vérité dans tout cela ?" p.163 
Le livre questionne la place qu'une femme peut occuper dans une telle société quand elle commence à penser, même timidement et discrètement, l'aveuglement de ses pairs devant le réel et la prison que constitue la comédie sociale de son époque, et c'est une leçon qui vaut pour tous les temps. 
Mais le livre n'est pas un pensum sinistre : Woolf aime ses personnages et les fait aimer aux lecteurs, même dans leurs insuffisances, grâce à un style somptueux et une narration précise enrobée d'une ironie discrète. Un style dans lequel chaque séquence est un tour de force d'écriture, un morceau de bravoure littéraire. 
"Qu'est-ce que vous regardez ? demanda-t-il. Un peu surprise, elle répondit pourtant sans hésiter :   - Des êtres humains." p. 178 
Virginia, dans son premier roman, explore à sa manière les limites de la représentation de la réalité, limites qu'elle repoussera encore plus loin dans ses livres suivants, mais qu'elle déploie déjà avec une grande maîtrise dans ce premier récit, dans lequel apparaît avant l'heure Clarissa Dalloway. 
"Il n'a pas l'air solide, dit avec compassion Mrs. Chailey, tout en aidant Helen à pousser et à transporter des meubles. C'est la faute des livres, soupira Helen qui soulevait, entre le sol et l'étagère, une pile de volumes rébarbatifs. Du grec depuis le matin jusqu'au soir. Si jamais Miss Rachel se marie, priez Dieu pour qu'elle épouse un illettré." p.49
 
"On ne lit un roman que pour savoir à quelle espèce de gens appartient l'auteur, ou bien, si on le connaît déjà, pour voir lequel de ses amis il a fait figurer là-dedans. Quant au roman proprement dit, à sa conception générale, à la façon  dont l'auteur a vu, a senti son sujet, l'a présenté dans ses rapports avec le reste - entre un million d'individus, pas un n'en a le moindre souci. Et pourtant, je me demande parfois s'il existe au monde quelque chose d'autre qui vaille la peine de s'y appliquer." p.278
 
Virginia Woolf. La traversée des apparences. GF 2021
 
 

 

Plié de rire

Vita Sackville-West, le 6 février 1926, dans un train entre Égypte et Aden, lit Proust (Sodome et Gomorrhe) et écrit à Virginia Woolf : "Mais pourquoi a-t-il mis 10 pages à écrire ce qu'il aurait pu dire en 10 mots ?" 
 
Impressionnante voyageuse, elle pérégrine seule à travers l'Asie centrale jusqu'à Téhéran, les malles pleines de volumes de Proust. C'était une autre époque... 
Parodiant Buffon, elle écrit à propos de l'écriture de Woolf : "Le style, c'est la femme".
 
Vita Sackville-West, Virginia Woolf. Correspondance 1923-1941. Stock 2018
 



Après diner

Allez, voici ce qu'écrit Virginia Woolf dans son journal le 5 août 1920 à propos de Don Quichotte :  
 
 "Je vais essayer de dire ce que me suggère la lecture de Don Quichotte après diner. Avant tout, je pense qu'en ce temps-là on écrivait des histoires pour amuser des gens assis autour du feu, et qui n'avaient pas les mêmes ressources que nous pour se distraire. On les imagine assis en rond, les femmes filant au rouet, les hommes perdus dans leurs songes ; on leur raconte une histoire gaillarde, fantasque et délicieuse comme à de grands enfants. Il me semble que c'est à cela qu'a visé Cervantès : nous amuser à tout prix. Et pour autant que je puisse en juger, la beauté, la pensée s'y ajouta d'elles-mêmes, sans qu'il y prît garde. Je vois un Cervantès à peine conscient du sens profond de l'ouvrage, et créant un Don Quichotte bien différent de celui que nous imaginons. En vérité, voici la question que je me pose : la tristesse, la satire, dans quelle mesure nous appartient-il de les éprouver sans que cela ait été voulu ? Ou bien ces grandes figures possèdent elles le pouvoir de changer selon les générations qui les observent ? Je dois reconnaître qu'une grande partie du récit est ennuyeuse. Mais non, pas beaucoup. Un peu seulement, à la fin du premier volume, qui est manifestement un conte destiné à nous divertir. Si peu de choses dites, tant de choses inexprimées, comme s'il n'avait pas voulu développer tel aspect de l'histoire ; la scène des galériens en marche par exemple. Cervantès a-t-il senti toute la beauté, toute la tristesse de ce passage comme je la sens moi-même ? Voilà deux fois que j'écris le mot tristesse. Cela tient-il essentiellement à notre conception moderne ? Et pourtant, comme il est merveilleux de larguer la voile et de se laisser emporter sur les eaux au souffle d'une grande histoire, comme cela se produit pendant toute la première partie. Je soupçonne l'épisode Fernando-Cardino-Lucinda d'être un récit courtois dans le goût de l'époque, et en ce qui me concerne, ennuyeux. Je lis aussi en ce moment Ghoa le Simple, brillant, frappant, intéressant, et en même temps si sec, si tiré à quatre épingles. Avec Cervantès, tout est là, en suspens si vous voulez, mais profond, atmosphérique. Des êtres vivants, projetant des ombres, solides, colorés, comme dans la vie. Au lieu de cela, les Égyptiens, comme la plupart des écrivains français, vous donnent une pincée de poussière essentielle, beaucoup plus nette et mordante, mais aussi bien moins enveloppante et spacieuse. Seigneur, qu'est-ce que j'écris là ! Toujours ces images..."
 
Cervantès. Don Quichotte I et II. Folio classique Gallimard.
Virginia Woolf. Journal. 10/18
 




Autolyse de l'oaristys

Voici un texte performatif, dont les mots détruisent ce dont ils parlent. Inventeur du terme "autofiction" après son livre "Fils" 1977, Doubrovsky, dans ce "Livre brisé" 1989, met lui-même en évidence les limites du genre qu'il a promu, en décrivant, dans un style situé quelque part entre Céline et Philip Roth, des événements dont c'est la narration elle-même qui amènera à leur brisure. Conversation amoureuse à New-York agrémentée de belles pages sur Sartre, l'auteur avoue que le romancier, dès qu'il a la plume en main, est tenté d'être méchant, mais le texte de Doubrovsky a aussi une dimension auto-destructrice pour son auteur. Il reprend aussi à son compte la célèbre citation de Proust : "La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature." Brisure tragique dans le réel, mais relative dans le champ littéraire : le livre eut du succès et remporta le prix Médicis en 1989. 
Très fort ou insupportable ? Probablement les deux ensemble. 
Page 215 : "Si les personnages commencent à protester contre l'auteur, à se rebeller contre lui, on ne pourra plus écrire."
 
Serge Doubrovsky. Le livre brisé. Les Cahiers Rouges. Grasset 2012
 



 
 

Melancholia

Un titre magnifique (et aux résonances tragiques quand on connaît la biographie de Forest) pour un livre au premier abord étrange. 
Précédé par un poème biblique et un prologue descriptif, le texte se présente comme le commentaire romanesque d'une pièce de théâtre entrecoupé d'intermèdes de réflexions, un pas de côté qui permet de nombreuses pensées sur le récit, le temps, l'histoire et les histoires individuelles, les liens entre littérature et mémoire. 
Le personnage principal n'est pas nommé avant la page 90 après, justement, une réflexion sur les noms, mais on l'a bien vite reconnu dès les premières pages du livre, qui raconte un épisode historique ayant eu lieu en 1954. Et quand la fiction rejoint la réalité (p. 170), on comprend l'essence mélancolique de ce livre et de son titre, et l'émotion nous submergerait si on ne l'avait pressentie dès le départ. 
Ce texte, dont Forest explique qu'il en a eu l'idée après avoir vu un épisode de la série télévisée "The Crown", continue de creuser par la littérature le sillon déjà  tracé dans d'autres livres de l'auteur : L'Enfant Eternel 1997, Toute la nuit 1999, Tous les enfants sauf un 2007, etc. Il construit ainsi une œuvre contemporaine majeure, intelligente et subtile, triste et bienveillante pour ses lecteurs. 
Une citation du livre, qui fait discrètement référence à Shakespeare (très présent dans ce livre, jusque dans le titre) :  "Car l'étoffe dont nous sommes faits, ainsi que l'enseigne depuis toujours le théâtre, est celle des songes : une grande toile tendue dans l'obscurité  sur laquelle vient se poser et puis passer le reflet fugitif de ce que nous prenons pour notre existence." p. 167
 
Philippe Forest. Je reste roi de mes chagrins. Gallimard 2019
 



Sirop d'érable à l'aigre-douce

Galarneau, après avoir perdu son père et abandonné ses études, gère une roulotte à frites à Montréal : une position stratégique pour écrire le monde. Entre deux fritures et trois clients, il remplit des carnets, des papiers et des notes et cela donne ces 145 pages d'un langage coloré et plein d'un humour souvent mélancolique pour parler d'amour, du Québec, et faire l'inventaire de son âme avec l'accent de Montréal et au son des chansons de Gilles Vigneault, avec un final inattendu. Des lettres à l'apparence aléatoire "numérotent" les chapitres : quand on feuillette le livre, elles forment la phrase "Au roi du hot-dog". 
Chien chaud de la littérature...
 
Jacques Godbout. Salut Galarneau ! Points Seuil
 
 

 

Billets doux

Légèreté profonde, liberté des corps et donc des esprits ; solide fragilité épanouie, raison et désir, travail et plaisir en mouvement, Cythère ou Venise  : s'agit-il de la peinture de Fragonard (1732-1806) ou de l'écriture de Sollers (1936-2023) ? 

Le peintre et l'écrivain avancent masqués : chez l'un et l'autre ça pétille et ça virevolte ; ça pense et ça défie le monde, le reportage et la finance, la France moisie et ses verrous, pour préférer devenir philosophes et hommes d'action. Le rythme est celui de l'amour, des frottements de pinceau sur la toile, des phrases ciselées et des balancements de l'escarpolette. 

Le XVIIIème siècle est celui de l'idée d'une plénitude physique et dansante vue comme un rempart au totalitarisme et une thérapeutique contre le fascisme, la barbarie, le kitsch. Fragonard, Voltaire, Madame de Sévigné comme valeurs refuge pour le XXIème siècle : on joue..

Philippe Sollers. Les surprises de Fragonard. Gallimard 2015

 


 

Giotto & Dante au paradis

Le "Giotto" de Marcelin Pleynet, édité en 1985 et réédité en 2013, deviendrait-il un classique de l'histoire de l'art ? 
Pleynet y analyse l'art du maître italien à la lumière de l'apparition à la fin du XIIIème siècle du dogme du purgatoire. Il le fait en s'appuyant sur les travaux de l'historien Jacques Le Goff (La naissance du purgatoire, 1981), et en rappelant la présence de Giotto et Cimabue dans la "Divine comédie" de Dante, œuvre poétique contemporaine de l’œuvre picturale de Giotto. 
Il montre ainsi comment le passage d'un paradigme binaire (Enfer et Paradis) à une vision ternaire (Enfer, Purgatoire, Paradis) laisse un espace imaginaire grand ouvert à Giotto pour peindre les fresques de la chapelle Scrovegni à Padoue pendant que, non loin de là, l'Alighieri écrivait son "Enfer". 
Un espace à deux dimensions est ainsi subverti par le poète et le peintre : les artistes témoignent des bouleversements historiques et de la pensée de leur époque. 
Cette manière d'analyse permet d'éviter les anachronismes et c'est une leçon : la nécessité difficile de toujours faire l'effort de replacer dans la pensée mouvante de son époque la production et les comportements d'un artiste. L'édition Hazan du livre de Pleynet est richement illustrée et dans un format presque de poche, ce qui le rend accessible à tous.
 
Marcelin Pleynet. Giotto. Hazan 2013
 

 

De rivières de fleuves et d'étoiles

Les "femmes rapaillées" répondent à "l'homme rapaillé" de Gaston Miron (1928-1996) et cela donne une belle anthologie de la poésie québécoise contemporaine au féminin publiée par les excellentes éditions "Mémoire d'encrier". 
La nature est très présente dans ces textes, celle de la fraîcheur, des grands vents et des grands espaces. On y trouve aussi les questionnements sur le langage spécifiques à la belle province, et même un texte entremêlant deux langues, (français et anglais), un autre publié en bilingue (français et inuit). 
On y trouve aussi des échos des questionnements récents sur la domination masculine dans des textes très puissants, dont on ne sort pas indemne de leur lecture. Ce livre est un bel hommage au recueil fondateur de Miron, il en est aussi prolongement et dépassement. 
De l'air vivifiant dans la poésie d'aujourd'hui, de quoi élargir son paysage intérieur.
 
Collectif - Femmes Rapaillées - Sous la direction de Ouanessa Younsi et Isabelle Duval - Éditions Mémoire d'encrier. 2016 
 



Autre chose ?

C'est le récit d'une tranche de vie de quelques personnages dans le quartier de Brooklyn à la fin du XXème siècle et au début du XXIÈME, avec ses bons moments, ses drames, ses rebondissements et sa poésie. Ça ne révolutionne pas la littérature mais c'est très bien écrit et construit et c'est plein d'humanité : un bon roman moderne classique. 
 
Les deux phrases précédentes n'ont aucun intérêt car elles pourraient convenir à beaucoup d'autres livres de Paul Auster. Il y a autre chose. Est-ce cet humanisme optimiste qui entraîne le lecteur, est-ce la parfaite construction du récit avec ses ralentissements poétiques et ses avancées dramatiques rapides, est-ce que les histoires d'Auster ont quelque chose à voir avec les contes de l'enfance, ou est-ce autre chose ? 
Les folies de Brooklyn sont elles aussi celles de ceux qui les lisent... "Il ne faut jamais sous-estimer le pouvoir des livres." p. 362
 
Paul Auster. Brooklyn follies. Actes Sud.
 
 

 

Soirs rouges

L'amour a le goût des fruits et la clarté du soleil. Il est une chanson humide et le parfum des roses. Il est souvenir des attentes et des départs, mémoire des effleurements des corps et des esprits, regret des inconstances. Le texte de Natalie Barney concerne des amours lesbiennes (sa relation avec la poète Renée Vivien), mais la beauté de sa prose poétique rend le propos universel, "car la nature prodigue et toujours impartiale aime également toutes les amours". Doublement et judicieusement préfacé, ce court texte (1910) sorti de l'oubli est magnifique.
 
Natalie Barney. Je me souviens. L'Imaginaire Gallimard 2023
 



L'eau de la rivière Pruth

Le traitement stylistique donné par Appelfeld à la situation de départ - celle de la maltraitance et du massacre d'une famille juive - ressemble un peu à une pièce de Samuel Beckett : cela rend encore plus absurdes et tragiques les comportements des persécuteurs et les idées reçues qui les sous-tendent. Le livre traite de l'antisémitisme, mais aussi des violences liées à la domination masculine. Lorsque le pire arrive, il est d'abord inconcevable, irreprésentable, les mots manquent, le déni est le premier mécanisme de défense. La fuite suit et constitue la deuxième partie du roman. L'héroïne, comme dans les contes, y trouve des alliés dans cette contrée au sud de Crzernowitz (Tchernivtsi), non loin du point reliant les frontières de la Moldavie, de la Roumanie et de l'Ukraine, une région qui a encore le souvenir de son ancien nom : la Bucovine. Sa fuite est un parcours d'illumination et de prédication, à la rencontre de l'humanisme de la sororité, à moins qu'il ne soit un chemin vers la folie, le long d'une rivière qui est aussi une frontière. 
Voilà : antisémitisme, violence masculine, c'était en Ukraine dans les années 30... Ce livre est le dernier écrit par Appelfeld (1932-2018) : ce dernier est mon premier lu de cet auteur, il ne sera pas le dernier.
 
Aharon Appelfeld. La Stupeur. Points Seuil 2023
 

 

Fraises au champagne

"Les œuvres complètes de A. O. Barnabooth" comprennent le conte "Le pauvre chemisier", les "Poésies" et le "Journal intime", censés être écrits par le personnage fictif qui donne son nom à l’œuvre, et on doit s'étonner de ne les trouver que dans des éditions séparées de nos jours. Je les lis donc dans la deuxième édition complète Gallimard datant de 1948. 
Barnabooth nous dit dans les poésies qu'il écrit toujours avec un masque sur le visage. Comme certains de ses personnages, il est "un perpétuel évadé de tous les milieux".  Ce livre du début du XXème siècle est celui des voyages dans toute l'Europe, des malles transportées dans les trains et les bateaux, celui de la fuite éperdue d'aristocrates cosmopolites polyglottes désabusés, capables de citer Dante en langue originale et tentant d'échapper à un destin balisé.  
On le lit en se croyant allongé dans un fauteuil club anglais, ou dans un salon du Ritz, à la terrasse du Florian sur la place Saint-Marc ou sur un ponton à Trieste. Valery Larbaud a réussi son échappée en devenant le traducteur et l'introducteur en France de l’œuvre de James Joyce, et en écrivant dans un style savant le grand livre du désenchantement de son époque, tempéré par un humanisme discret.  
Ça se lit en écartant de la main la fumée du cigare et en faisant attention de ne pas renverser le verre de Cognac. Pas trop forte, la musique de Mozart, s'il-vous-plaît...
 
Valery Larbaud. A.O. Barnabooth. Ses poésies, son journal intime. Le pauvre chemisier. nrf Gallimard 1948 
 



Sémio & Symbo en bateau

Ce livre est un recueil d'articles ou de conférences permettant un accès varié à l’œuvre et la pensée de Julia Kristeva depuis les années 80 à nos jours, dans des textes aux difficultés de lecture variées (de facile à difficile).  
Le fil directeur semble être la recherche de nouvelles clés pour repenser un humanisme contemporain, donc de lutter contre les formes modernes du nihilisme. L'une des pistes évoquées explore, avec la psychanalyse et la philosophie, le besoin de croire sous-tendu par le besoin de savoir, s'appuyant sur l'identification primaire avec le Père de la préhistoire individuelle, précédé par le pré-langage construit dans la relation maternelle. 
Kristeva interroge aussi les textes des grands mystiques (Thérèse d'Avila, Maître Eckhart...), questionne les pratiques et pensées religieuses actuelles, évoque la question du handicap, indique que l'humanisme est un féminisme et esquisse des ponts entre l'humanisme issu de la Renaissance et des Lumières et celui des religions, nous offrant ainsi un beau parcours intellectuel pour penser notre monde contemporain. 
Kristeva nous invite à ne pas renoncer à penser et nous aide à accueillir l'altérité, l'étrangeté de l'inconnu, ce qu'il y a d'humain en l'autre et en soi. Beau pavé, mais pas pour la plage.
 
Julia Kristeva. Pulsions du temps. Fayard 2013
 
 

 

Odeur de café & pain grillé

Les mots, le langage poétique semblent chercher ici à accorder les ressentis et la vision du paysage grâce aux sensations. Face à la haine et au bruit du monde, le corps reste le médium permettant d'effleurer l'eau, le vent et les ailes de l'oiseau. Le temps trouve ainsi pour témoin la tombée de la neige, ravivant les souvenirs embrumés de l'enfance et "pour dire ce qui pèse".  La poésie d'Hélène Dorion porte attention au temps et aux saisons, aux oiseaux, au vent et à la neige, mais aussi à toutes les sensations éprouvées et à ce qu'elles font au corps. Il ne s'agit pas d'expliquer mais de comprendre, dans le sens de prendre ensemble les mots et le monde, l'air frais et la peau, le regard et l'oiseau, l'eau et les doigts. Une voix émouvante et attachante de la poésie contemporaine, un livre à garder à proximité, pour s'y replonger de temps en temps. "On crée enfin tout ce que l'on ose imaginer  dans le paysage qui brûle"
 
Hélène Dorion. Cœurs, comme livres d'amour. Éditions Bruno Doucey 2023
 



Ses forêts sont les nôtres

Il faut espérer que les jeunes lecteurs qui étudient ce texte pour le bac cette année 2023 pourront aller au-delà du pensum lycéen, car ce livre mérite beaucoup plus qu'une seule lecture scolaire. 
Ce texte est de ceux qui montrent que le paysage - ici la forêt - est d'abord et avant tout un paysage intérieur. Ceux parmi nous qui ont l'esprit sylvestre se souviendront combien ils ont été détruits en dedans chaque fois qu'une tempête a mis les arbres à terre. 
Dans ce monde poétique limite entre le dedans et le dehors, la forêt des mots est le lieu d'une expérience du monde étayée par la marche forestière, parce que "les forêts apprennent à vivre avec soi-même". La forêt peut aussi être un contenant psychique : alors que psychologues et philosophes ont depuis longtemps démontré l'importance des récits de vie (Ricoeur, Butler...), la forêt arpentée est aussi la forêt du langage et de la biographie. Hölderlin, Thoreau, Rilke et Dante sont passés par là et Dorion ne les a pas oubliés.  
Sa poésie savante dans l'écriture s'offre à une lecture en toute simplicité. Il faut faire l'expérience de l'entendre et la voir en vidéo sur l'Internet lire quelques-uns des poèmes de "Mes forêts", c'est de la magie.
 
Hélène Dorion. Mes forêts. Éditions Bruno Doucey 2023 
 



Alice au pays de Gertrude

Ce texte écrit en 1933 nous plonge tout de suite dans la vie des avant-gardes picturales et littéraires du début du XXème siècle à Paris. On y fait des rencontres en atelier avec Picasso, Derain et Matisse au début de leur carrière, on y voit Alice et Gertrude chez le galeriste Vollard acheter des Cézanne, des Matisse et des Picasso en quantité et pas cher. On croise aussi Henri-Pierre Roché, Isadora Duncan, Braque, Valloton, Max Jacob et Apollinaire, Marie Laurencin et Erik Satie, William James et Bertrand Russell, Félix Fénéon, le douanier Rousseau et André Salmon, Jacques-Émile Blanche et bien d'autres encore, mais pas Proust.  Même les seconds rôles furtifs nous parlent, comme cette Édith Sitwell (p. 142) qui n'est autre que la sœur du romancier Osbert Sitwell (qu'on retrouve p. 248), auteur d'un beau roman oublié (L'homme qui se perdit lui-même, 1923), ouvrage devenu introuvable aujourd'hui. Après guerre, on voit apparaître Sylvia Beach et Adrienne Monnier, Valéry Larbaud et Tristan Tzara, Ezra Pound et Sherwood Anderson, Djuna Barnes mais pas James Joyce, Hemingway et William Carlos William. On pourrait continuer ainsi cette liste fascinante : on comprend que ce livre nous promène dans toute une époque agitée de la vie littéraire et picturale et c'est passionnant.
 
Gertrude Stein. Autobiographie d'Alice Toklas. L'Imaginaire Gallimard 1980
 



CHATgpt et Pierre Michon

Voici ce que produit l'intelligence artificielle Chatgpt à propos du style de l'écriture de Pierre Michon :

 "Pierre Michon est un écrivain français réputé pour son style d'écriture dense et poétique. Son écriture se caractérise par l'utilisation de phrases longues et complexes, ainsi que par une attention minutieuse aux détails et à la métaphore. Il crée des univers littéraires riches en histoire et en culture, et ses œuvres sont souvent comparées à des tableaux vivants. Michon explore fréquemment des thèmes liés à l'histoire, à la mémoire collective et à la condition humaine. Ses œuvres les plus connues incluent "Vies minuscules" et "Mythologies d'hiver"." 

C'est pas faux. Tout cela est un peu léger et d'une platitude absolue : il vaut donc mieux se fier à ses propres lectures, et lire des livres sur ce sujet. 

Chatgpt est bien meilleure quand on lui demande la recette de la carbonnade flamande, recette qu'on ne trouve pas dans l’œuvre de Pierre Michon, ni dans celle de Claude Simon. 

À propos de Claude Simon, très belle exposition à son sujet au génial musée "La piscine" à Roubaix en ce moment. (Oct.-Nov. 2023)

Pierre Michon. Le roi vient quand il veut. Albin Michel. 2007

 



Lolita post-metoo

Relecture post-metoo, donc, du chef-d’œuvre de Nabokov, fréquenté il y a longtemps. L'occasion de mettre un terme à l'image commerciale de nymphette tentatrice longtemps associée à Lolita par la "domination patriarcale hétérosexuelle", comme dirait Monique Wittig, (comme c'est le cas avec la couverture de l'édition folio de 1981 que je relis), pour lire vraiment ce livre pour ce qu'il est : une dénonciation claire et nette de la pédophilie. 
Ce grand livre est cité par Vanessa Springora dans "Le consentement" (p. 117) et par Neige Sinno dans "Triste tigre" (citation en exergue) pour ses qualités littéraires. 
Le talent littéraire ironique de Nabokov explose même en traduction dès les premières lignes. Dès que le mot "nymphette" apparaît (p. 27), on comprend la nature tordue du narrateur, dont la description des comportements et pensées s'approche du traité de psychopathologie. Même s'il peut incidemment se poser les bonnes questions ("À propos, je me suis souvent demandé ce qu'il advenait de mes nymphettes 'après'." p. 34), sa nature perverse le rend incapable d'y répondre, et on a là un exemple de la subtilité de l'écriture de Nabokov.  
S'il peut y avoir malaise à la lecture des divagations de ce narrateur, le trouble est fréquemment désamorcé par le récit des maladresses et énormités de ses pensées (alors que par ailleurs il est capable de citer Ronsard et Rémy Belleau, il fait d'une simple liste de noms rédigée par Lolita un poème), notamment sa manière systématiquement faussée d'interpréter les attitudes de celle qui n'est encore qu'une enfant : c'est tout l'art de Nabokov que de faire des comportements hors limites et anormaux de Humbert Humbert l'objet d'une lecture limite et hors normes pour ses lecteurs. 
 
Springora, Sinno, Nabokov, mais aussi Wittig, Cixous, Beauvoir, Kristeva et bien d'autres encore... Tout un continent littéraire, de témoignage, philosophique à lire ou relire à l'ère post-metoo. Certes, certaines de ces lectures ne sont pas destinées aux plus jeunes, mais plutôt aux lect(rices)eurs expérimenté(e)s, mais allez-y voir vous-mêmes, vous n'en reviendrez pas.
 
 
Vladimir Nabokov. Lolita. nrf Gallimard
 



Tout ici hurle en silence

L'écrivain et le photographe entendant "Circulez, il n'y a rien à voir !" continuent obstinément de circuler sur les lieux maintenant nettoyés et arasés de massacres anciens (Massacres de Babi Yar 1941) ou contemporains (Tueries de Boutcha 2021). 
Le texte de Jonathan Littell (dont on avait apprécié "Les bienveillantes" en 2006) décrit les errances de l'écrivain dans les lieux de mémoire, dans les rues de la banlieue de Kiev (la rue Yablonska notamment), dans les carrefours urbains ou la rase campagne, de manière détaillée et respectueuse.  
Les 329 images du photographe (et d'archives) sont à l'opposé du voyeurisme et du spectaculaire journalistique, plutôt dans les marges et la précision sans éluder l'horreur. 
De manière décalée, ils nous proposent ainsi un témoignage original et documenté sur le passé et l'aujourd'hui des drames ukrainiens, une errance dans l'espace qui est aussi un voyage dans le temps.  Il s'agit donc d'un grand livre humaniste avec lequel le lecteur n'est pas un voyeur mais un promeneur effaré et bouleversé. 
C'est là, juste à côté, mais sait-on le voir ? À leur manière, Littell et D'Agata répondent à la question  : "Que peut la littérature ? ". 

 
À lire le poème Babi Yar (1961) de Evtouchenko à l'adresse :  https://www.monde-diplomatique.fr/mav/100/EVTOUCHENKO/17947
 
Jonathan Littell. Antoine d'Agata. Un endroit inconvénient. Gallimard 2023 
 



Errance psychogéographique

Dès la première page on est dans l'ambiance Modiano : les rues et quartiers de Paris dans un passé indéfini reconstruit comme un puzzle, des numéros de téléphone des années 50, la mémoire et la photographie, la lumière voilée des mois de novembre et décembre, des personnages aux contours flous voire peu recommandables, la présence de personnages historiques réels (ici, l'éditeur Maurice Girodias). 
 La phrase : "Voilà qu'un instant du passé s'incruste dans la mémoire comme un éclat de lumière qui vous parvient d'une étoile que l'on croit morte depuis longtemps." semble résumer le livre, et peut-être aussi tous les livres de Modiano. La critique selon laquelle Modiano semble écrire toujours le même livre tombe si on veut bien considérer son œuvre comme prenant la forme chère aux musiciens du "thème avec variations". 
La surprise vient ici de ce qu'il insère dans cette histoire un thème contemporain dont on laisse la surprise, dans une époque indéfinie mais plus proche des années 70. L'économie de moyens avec laquelle écrit Modiano (96 pages pour ce livre dans un style concentré) semble le placer aux antipodes de Proust : il lui suffit de quelques mots pour décrire de manière critique et saisissante le Paris contemporain, comparé à un immense duty free. Un petit livre parfait.
 
 Modiano, Francis - La danseuse - nrf Gallimard 2023

 

Boîte à malices

Voici plus de 1100 pages en collection de poche qui se dévorent assez vite, de manière suivie ou bien en picorant dans les notices.  Ce volume est ce genre de livres qui donnent envie de lire ou relire beaucoup d'autres, qui entretiennent la lecture par ricochet.  On y trouve des lectures critiques inattendues de grands auteurs (Baudelaire, Proust, Musset, Genet, Barrès, Stendhal...), ainsi que des résurrections d'auteurs oubliés (Bouillet et Péladan, Sorel, Henri de Régnier, Henry Bernstein, Mathurin Régnier...). Charles Dantzig critique parfois cruellement des auteurs que l'on aime, mettant en évidence les imperfections des grandes œuvres, et cela oblige le lecteur à réévaluer ses goûts ou bien à être en désaccord avec lui : cela rajoute du sel à son ouvrage. C'est intelligent, érudit et instructif, ne manquant pas d'humour, parfait pour approfondir ses connaissances en littérature et élargir le champ de l'addiction à la lecture. Un pavé à conserver comme référence, écrit par un grand lecteur redoutable.
 
Charles Dantzig. Dictionnaire égoïste de la littérature française. Le livre de poche 2009
 
 

 

Proust emmitouflé

Vingt ans après la mort de Marcel Proust, des prisonniers polonais venant d'Ukraine assistent, dans le camp de Starobielsk en 1941, à une série de conférences sur l'auteur de "À la recherche du temps perdu", et survivent. Épuisés par le labeur par moins quarante-cinq degrés, ils écoutent le soir les histoires de Swann, du narrateur, de Bergotte, narrées de mémoire par Joseph Czapski (1896-1993), et découvrent ainsi qu'ils sont encore capables de penser en enfer. Ces circonstances tragiques et étranges suffiraient à porter nôtre intérêt envers ces conférences, mais ça n'est pas tout : leur contenu est magistral et constitue une introduction de haut niveau à la lecture de Proust. Czapski réussit à partager ses émotions de lecteur proustien et c'est à notre tour d'être ému, autant par le contexte de ces conférences que par la sincérité du conférencier qui nous permet de retrouver nos propres émotions éprouvées à la lecture de Proust. Bien édité dans la collection Libretto, le livre nous offre des reproductions des manuscrits de Czapski, qui était aussi un peintre : on y découvre des schémas qui ressemblent à des fleurs, comme des dessins d'enfants... Czapski lui aussi a survécu jusqu'à l'âge de 96 ans. Gloire à ce lecteur d'élite.
 
Joseph Czapski. Proust contre la déchéance. Libretto 2022
 
 

 

Proust fait des vagues

Dans cet essai sur La Recherche, Charles Dantzig semble connaître par cœur le grand œuvre de Proust, et il nous en fait parcourir les détails et les labyrinthes avec passion, humour et intelligence. 
 Analysant les motivations des personnages et celles du narrateur, il nous emmène au plus profond de l'océan proustien, et on se laisse mener en bateau avec grand intérêt dans cette étude du "jeu hydraulique de la société proustienne". 
Plongée en eaux profondes dans le grand roman de Proust, le livre de Dantzig (sauf erreur de lecture de ma part) ne défend pas une thèse unique, mais rend hommage avec brillance et multiplicité à l'écriture et au génie de Marcel, en étudiant de manière détaillée mille facettes du style, des personnages et des situations. Filant la métaphore maritime, il porte attention à la forme, jusqu'à l'exercice hilarant (p. 271).
 
Dantzig élargit souvent le propos et nous parle plus généralement de littérature : on trouve aussi dans son livre une belle envolée de "réhabilitation" de Zola et une autre belle page sur Cocteau. 
Encore un beau cadeau pour les proustiens, ... et les autres : tout lecteur n'est-il pas destiné à devenir proustien un jour ou l'autre ?
 
Charles Dantzig. Proust océan. Grasset 2022
 
 

 

Narration au savon

L'écriture de Claro sort les choses de leur immobilité pour les transformer en fantasmes littéraires, pour les animer et les personnifier par la langue écrite et les mettre en récits. Ces fragments - une page pour chaque objet - semblent se transformer en prose poétique, quelque part entre Henri Michaux et Francis Ponge : c'est clair pour ce dernier, puisque la page 42 est consacrée au savon. À moins qu'on ait là les fausses pistes d'une lecture paresseuse... 
Mais ces choses ne sont pas que des objets : on trouve le couteau, la bougie, la passoire, mais aussi l'eau, le visage, le silence en soi... il y a même la brume, et la corde pour se pendre (un souvenir du "Sonneur" de Mallarmé ?). Dans ce livre ou le verre devient "de l'eau prise dans sa propre transpiration", ces choses sont désignées comme étant des matières, ce qui fait perdre son latin, à la fin, à la table du même nom. 
Cette phénoménologie si particulière nous offre des phrases inattendues :  À propos de l'eau : "Dans ton café, même,  elle complote, suçant le marc pour en chasser l'amer". À propos de la bûche, l'humour est lié au jeu des assonances et allitérations : "...la voilà nue et froide à même le sol, chacune de ses fibres ressassant ce que seule une bûche saurait ressasser - et qu'on ne saura pas". Quand à la clé, "Où l'égarer est notre seul souci". 
On s'égare donc volontiers dans ces petites narrations dont on se demande si, dans le fond, elles ne contiendraient pas un peu de pensée, de philosophie.   
 
Une note de sonneur bio (pour inviter à lire un livre et un auteur que j'apprécie) rédigée à la main : peut-être avec peu d'intelligence, mais au moins, elle n'est pas artificielle...
 
Christophe Claro. Tout autre chose. Éditions Nous 2023



Consolation de la Littérature

Le roman familial, en psychanalyse, est "l'espace fantasmatique de la réorganisation des liens parentaux".  Pour Laure Murat, il s'agit de son enfance aristocratique retrouvée et réinterprétée dans la lecture de Proust : "En dévoilant les arcanes du milieu où j'étais née, Proust donnait (enfin) corps et relief à tout ce qui m'entourait et dont je n'avais eu jusque-là qu'une perception floue, indécise". p. 78 
Cela nous vaut des pages jamais simplistes, critiques envers un milieu familial avec lequel l'auteure a rompu depuis longtemps, pages constituant une porte d'entrée originale dans l’œuvre de Proust. Laure Murat montre en quoi le monde finissant de l'aristocratie est un lieu de formes vides, un univers de figurants et de silhouettes. Il faut porter attention à la quatrième de couverture : " Proust ne m'a pas seulement décillée sur mon milieu d'origine. Il m'a constituée comme sujet, lectrice active de ma propre vie, en me révélant le pouvoir d'émancipation de la littérature, qui est aussi un pouvoir de consolation et de réconciliation avec le Temps." 
Émancipation, consolation et réconciliation : voilà de quoi ravir les proustiens. Ici, dans le monde de sonneur, on est ravi.
 
Laure Murat. Proust, roman familial. Robert Laffont 2023 
 



Femmes de lettres

Pour mieux lire cet ouvrage, il faut probablement remettre en son temps et son époque ce que l'on appelle le féminisme de Christine de Pizan, et ne pas réduire son œuvre à cette seule vision anachronique. Cela fait, on appréciera le modernisme et le courage de ses écrits qui défendent les femmes, notamment en n'hésitant pas à entamer la critique de grands auteurs : Ovide, Cicéron, Jean de Meung (voir ses "Épîtres sur le Roman de la Rose")..., ce qui à son époque et dans sa position ne manquait pas d'audace. 
 
Christine est donc l'élue, appelée par la Raison, la Justice et la Droiture à édifier, dans le Champ des Lettres, la Cité des Dames, ce "royaume de féminie" dont on découvre qu'il est le livre lui-même. La tâche de la femme de lettres consistera donc à mettre en avant, par l'écriture et son art de la narration, toutes les femmes de l'histoire ayant montré leur grande valeur : de Penthésilée à Artémise, de Bérénice à Clélie, de Claudine à Pauline, le catalogue est grandiose et permet à Christine de développer son grand art d'autrice cultivée et imaginative pour nous raconter un grand nombre de petites histoires édifiantes et instructives et rédiger des portraits saisissants, en citant fréquemment le Décameron de Boccace et les Métamorphoses d'Ovide. 
 
Le lecteur d'aujourd'hui lit tout cela avec étonnement et admiration.
 
 "Qu'ils se taisent donc ! Qu'ils se taisent dorénavant, ces clercs qui médisent des femmes ! Qu'ils se taisent, tous leurs complices et alliés qui en disent du mal ou qui en parlent dans leurs écrits ou leurs poèmes ! Qu'ils baissent les yeux de honte d'avoir tant osé mentir dans leurs livres, quand on voit que la vérité va à l'encontre de ce qu'ils disent..." p.125
 
Christine de Pizan. La Cité des Dames. Le livre de poche. 2021
 



 

Christine en ballade

"Ici les paresseux n'ont que faire, car ce lieu est réservé à ceux qui s'efforcent de comprendre et se délectent à apprendre" 
 
Christine prend Dante et Boèce pour modèles et se laisse entraîner en songe par la Sibylle de Cumes sur ce "Chemin de Longue Étude", qui est celui du savoir et de la sagesse, de la patience et de la sapience. L’œuvre va se développer dans la figure réthorique de l'allégorie et dans les références aux auteurs anciens, mais laisse néanmoins sa place au quotidien de Christine, après que celle-ci ait exprimé la douleur de la perte de son mari dans des vers à la beauté poignante. 
 
Dans ces chemins réservés "aux esprits subtils, selon leurs appétits divers", Christine se désole des conflits et des guerres qui répandent le chaos sur terre, et si elle cherche pendant un moment des réponses au ciel, c'est finalement à la sagesse concrète des hommes qu'elle renverra le soin de prendre en charge le chaos, faisant appel à sa grande culture antique et à sa maîtrise de l'écriture poétique.
 
Christine de Pizan. Le Chemin de longue étude. Lettres gothiques. Le livre de poche 1999
 

 

Plaisir d'amour et de lecture

De l'amour et de la poésie, allons-y, on ne va pas bouder ce plaisir. Ça date de la fin du XIVème siècle et du début du XVème : voilà qui nous intéresse. C'est écrit par une femme du moyen-âge, voilà qui est plus rare.  
Christine de Pizan est considérée comme la première femme de lettres française, vivant de sa plume et inventant des formes d'écriture plaisantes et modernes. Dans ces "Cent ballades d'amant et de dame", elle reprend à sa manière quelques codes de la poésie des troubadours, les renouvelant pour nous donner des textes formellement savants mais simples à lire, même pour le lecteur moderne. Ça tient encore la route, c'est plein de beautés d'écriture rafraîchissantes et sensibles, c'est plaisant à lire tout en étant plein de profondeurs (le désir de l'autre, le langage du désir, la séparation...). 
Pour les lecteurs du XXIème siècle qui savent encore lire, et qui n'ont pas peur que la dame mène la barque.
 
Christine de Pizan. Cent ballades d'amant et de dame. nrf Poésie/Gallimard 
 



Penser pour mieux vivre

Quand Marcuse fait une description critique, en 1964, de la société occidentale, on s'aperçoit à la relecture qu'il est encore pertinent aujourd'hui, sur de nombreux points :  
 
 "Ses caractères principaux (ceux de la société occidentale) sont bien connus : les intérêts du grand capital concentrent l'économie nationale, le gouvernement joue le rôle de stimulant, de soutien et quelquefois de force de contrôle ; cette économie s'imbrique dans un système mondial d'alliances militaires, d'accords monétaires, d'assistance technique et de plans de développement ; les «cols bleus » s'assimilent aux « cols blancs », les syndicalistes s'assimilent aux dirigeants des usines ; les loisirs et les aspirations des diverses classes deviennent uniformes ; il existe une harmonie préétablie entre les recherches scientifiques et les objectifs nationaux ; enfin la maison est envahie par l'opinion publique, et la chambre à coucher est ouverte aux communications de masse." (p. 45) 
 
Montrant la "cohérence interne" du capitalisme mondialisé, différant sans cesse le changement social, il observe déjà comment l'opinion publique et les communications de masse participent à ce maintien de la domination par les plus puissants dans une société où "la haine et la frustration sont privées de cible et le voile technologique dissimule l'inégalité et l'esclavage". (p. 57) 
 
 Il est donc probable que de nos jours, il montrerait que les réseaux sociaux et les influenceurs (ceux qui font concurrence aux publicitaires), ainsi que tous ceux qui se croient libres dans cet univers de l'opinion, participent et font le jeu du système dominant, en reproduisant les dominations, les inégalités et les modes de pensée qu'il développe. Mais ils ne le savent pas, ayant depuis longtemps renoncé à pratiquer l'argumentation et la dialectique, c'est-à-dire à penser : ils sont devenus des êtres unidimensionnels. 
 
Pour exemple, le chapitre 4 peut être considéré comme une description anticipée et judicieuse des discours de nos populistes contemporains qui cultivent la confusion du vrai et du faux. Plus loin, on trouve des outils conceptuels qui peuvent servir à décrire avant l'heure ce que l'on appelle maintenant le "buzz" sur les réseaux sociaux. Marcuse : un classique de la critique sociale à relire d'urgence. 
Même s'il est impossible de soutenir qu'il est totalement d'actualité, il va plus loin que les simples anticipations relevées ci-dessus (il fait la critique de la linguistique d'Austin et de Wittgenstein), et relire ses analyses est un retour aux sources utile et revigorant pour comprendre notre monde actuel, et le critiquer de manière argumentée. À noter, c'est important, que la traduction est de Monique Wittig. 
 
"...régner sur un peuple de machines asservissant le monde entier, c'est encore régner, et tout règne suppose l'acceptation des schèmes d'asservissement."  G. Simondon, 1958
 
"C'est seulement par l'intermédiaire de la technologie que l'homme et la nature deviennent des objets d'organisation interchangeables. Les intérêts particuliers qui organisent l'appareil auxquels ils sont soumis, se dissimulent derrière une productivité et une efficacité universelles. En d'autres mots, la technologie est devenue le grand véhicule de la réification - une réification qui est arrivée à la forme la plus achevée et la plus efficace."  Marcuse, p. 192
 
Herbert Marcuse. L'homme unidimensionnel. Éditions de Minuit. 1968