Les Œuvres liquides – Pierre Vinclair - Flammarion 2025
Pourquoi écrirais-je sur le livre de Pierre Vinclair, alors que c'est si difficile d'écrire sur la poésie et que d'autres le font beaucoup mieux que moi, notamment sur l'Internet (voir les liens ci-dessous). Parce que c'est mon boulot de lecteur blogueur de faire le passeur pour les livres que j'aime, en signe de reconnaissance envers les auteurs, même sous la forme modeste d'une note simple.
Le risque dans cet
exercice, c'est d'en rester au commentaire savant oubliant la poésie
ou, comme dans beaucoup de préfaces, de ne proposer qu'une
paraphrase pseudo-poétique du texte commenté.
Le texte de Vinclair évoque la musique, le jazz, Stravinsky plus loin et cela va bien avec le rythme cadencé du début du livre, cela lui permet d'aborder la question du temps avec les objets qui disparaissent et la peur d'être abandonné par les choses, n'oubliant pas le manque de pérennité des livres et des êtres. Il y a là comme une inquiétude, une préoccupation qui ne verse pas pour autant dans l’abattement ou le pessimisme, mais ouvre la possibilité du feu de la poésie.
Ce
grand fleuve poétique est porteur de l'image du temps hériclatéen,
comme nous le rappelle l'exergue. On ne s'y baigne pas deux fois dans
le même poème : Vinclair indique - dans un entretien sur France
Culture - son peu de goût pour une poésie qui coulerait dans le
vers libre de manière monotone et préfère être le ciel creusant
une musique complexe et variée.
Oui,
Stravinsky, l'explorateur de toutes les formes de la musique : c'est
sa période jazz qui résonne en mémoire en lisant cette poésie,
celle de Ragtime et de l'Ebony concerto, mais aussi les
contretemps de la Symphonie en trois mouvements (1946),
surtout dans les premier et troisième mouvements.
"Le sens est un personnage du poème"
La
référence - arrivant rapidement - à Hölderlin paraît logique
dans un ouvrage qui esquisse l'épopée d'un grand fleuve comme le
Rhône et semble naturelle chez un poète qui est aussi philosophe.
Les lecteurs savants pourront peut-être chercher si cela implique
des enjeux théoriques ou rhétoriques pour ce texte. On se
contentera ici de rêver aux bords du Rhône, mais aussi à des rives
qui nous sont plus familières, celles de la Dordogne, de la Gironde,
du Neckar, de la Bidassoa ; et de se laisser porter par le grand
rythme de ce fleuve poétique.
La
manière dont sont agencés l'espace de la page, la typographie, mais
aussi la forme des poèmes attire bien sûr l'attention, joue à
surprendre le lecteur. Des sonnets, des tercets progressifs, des
morceaux de prose poétique et bien d'autres formes basées sur des
contraintes d'écriture invisibles (les 42 caractères de chaque vers
du dernier poème) embrassent la complexité et la variété du réel,
comme des pinceaux de différentes formes aptes à appliquer toutes
les couleurs du monde.
"J'ai l’impression que ce qu’il se passe dans la poésie, c’est un rapport charnel à la langue. Si on en reste au vers libre ou à la prose découpée, c’est pauvre et répétitif, comme si on faisait tout le temps l’amour en missionnaire."
Des personnes sont décrites, racontées, évoquées dans ce
livre et cette proximité avec l'humain est touchante, on ne sait pas
le dire autrement. Au milieu de son livre, Vinclair invite (en
découpant ses textes !) le poète Yves di Manno : on pense à
Montaigne incluant dans ses Essais les poèmes de son ami La
Boétie. La poésie savante de Vinclair n'oublie pas d'être axée
vers les autres, les proches, la famille, ses lecteurs et bien
qu'elle (re)cèle des complexités formelles et de sens, on ne se
trouve pas rejeté sur ses rives.
« ...des
lieux, des personnes, des évènements et des structures »
Ce
mélange entre des formes élégiaques pluri-structurées et des
contenus quotidiens, prosaïques voire triviaux, on se demande s'il
doit quelque chose au grand souffle de la poésie moderniste
américaine, aux Cantos de Pound ou à Paterson de
William Carlos William.
Mais sans doute a-t-on là divagations
de lecteur rêveur erratique : la variété des plaisirs est à
l’œuvre dans cette somme poétique, on lit même un texte
disparaissant au profit des notes de bas de page et finissant par
ressembler à un recueil d'aphorismes situationnistes ; sans oublier
que l'Oulipo perecquien semble observer tout cela d'un œil
intéressé.
Vinclair
n'hésite pas à ancrer un peu plus son poème dans l'histoire vers
la fin de l'ouvrage en évoquant la Commune, comme il l'avait fait au
début du livre en parlant de la guerre d'Algérie. Le temps, les
êtres, les objets, les formes : la poésie de Pierre Vinclair
s'insurge à sa manière contre la société liquide telle que
décrite par Bauman. S'y déploie un art de la proximité qui
pourrait bien dessiner un nouvel humanisme, ou tout du moins en
ouvrir une possibilité, grâce au langage poétique.
Le site de Pierre Vinclair : https://pierrevinclair.com/
L’entretien avec Pierre Vinclair sur France-Culture : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-midis-de-culture/pierre-vinclair-poete-pour-les-oeuvres-liquides-6611875
Une recension sur Anath & Nosfé : https://anathnosfe.fr/2025/04/06/poesie-du-dimanche-12-pierre-vinclair-les-oeuvres-liquides/
Une autre recension sur Sitaudis : https://www.sitaudis.fr/Parutions/pierre-vinclair-les-oeuvres-liquides-1743566499.php
Fabula parle de « La forme du reste » : https://www.fabula.org/revue/document19501.php
Sitaudis parle de « Apollinaire. La beauté de toutes nos douleurs » : https://www.sitaudis.fr/Parutions/guillaume-apollinaire-la-beaute-de-toutes-nos-douleurs-1741415832.php